Derrière la femme de lettres et l'auteure des Tropismes et de L'Ère du Soupçon, ce livre de conversations avec Rolande Causse redonne vie à l'univers sarrautien.
Des mots, des photos, des extraits de textes et des fragments de vie et de mémoire : ainsi se construit le livre de Rolande Causse pour faire rejaillir la voix de Nathalie Sarraute. Par-delà la femme de lettres et son œuvre, il y a dans ces Conversations quelque chose de l’ordre de l’épiphanie. Suite de moments brefs où l’on devine la « voix chaleureuse » de l’auteure, où l’on mesure le silence, le rire, la légèreté des mots et le charme des évocations. Fruit de visites régulières entre 1985 et 1999, ce livre est tout sauf une reconstruction biographique. Dès le préambule, Rolande Causse nous prévient : Sarraute « n’appréciait guère les biographies ». Plutôt qu’une biographie, il s’agit ici d’« écrire Nathalie Sarraute et ses peintres ». Si la peinture est un sujet récurrent dans les conversations des deux femmes, elle renvoie également à la structure de l’œuvre : coups de pinceau successifs au fil des pages, dialogue des photos et des textes, mise en abyme d’un art du dialogue et de l’évocation.
Ce n’est certainement pas un hasard si ces Conversations s’ouvrent avec « Le silence », titre du premier chapitre. Timide et émue lors de la première rencontre, Rolande Causse doit commencer par vaincre son « silence involontaire » face à Nathalie Sarraute. Comme si le silence était en lui-même une promesse de la parole à venir. Comme si la parole de Sarraute devait émerger et retourner à ce silence fondateur. Tout le livre semble tenir dans ce premier regard intense que Nathalie Sarraute jette sur sa future interlocutrice. Par la suite, au domicile de la femme de lettres, plus précisément dans le « boudoir-bureau-petit salon », les conversations s’enchaînent en dix-sept chapitres brefs. Le décor : un divan, une bibliothèque et des feuilles manuscrites posées sur un bureau. L’écriture n’est jamais loin de la parole. Au fil du dialogue, les œuvres resurgissent, de la persévérance qui précède les Tropismes à la construction d’un théâtre du langage dans Ouvrez. De l’aventure du Nouveau Roman, Sarraute évoque le soutien de Robbe-Grillet et la divergence des formes d’écritures au sein du groupe. Dans l’acte de l’écriture comme dans la quête des mots, elle s’attache à la liberté.
D’aucuns liront ces Conversations comme une quête ouverte de sensations ou une célébration du dialogue avec les œuvres. « La peinture me donne une impression d’éternité », dit Nathalie Sarraute. Au Louvre, qu’elle visite avec son interlocutrice, elle choisit de voir la peinture française du dix-huitième siècle. Du Gilles de Watteau à La Raie de Chardin, en passant par Les Curieuses de Fragonard. Sarraute relit les tableaux et raconte son émotion. Ailleurs, elle rend hommage aux peintres du vingtième siècle, ces modèles qui « possèdent beaucoup plus de possibilités que les écrivains accrochés aux mots ». Braque, Picasso, Poliakov : des créateurs qui « ont fait sauter d’un seul coup tout le vieux système », comme elle l’écrit dans L’Ère du soupçon. En femme de lettres ouverte sur le monde, Sarraute se nourrit de lectures et de dialogues. Elle relit Pascal, célèbre Tchekhov et Shakespeare, note l’influence de Joyce et de Proust, et rend hommage aux romancières anglaises, Woolf et Compton-Burnett notamment, pour leur quête d’« une forme qui perce l’invisible, l’impalpable ». À chaque évocation, cette passion pour la quête d’une vérité inscrite au cœur des mots et des textes.
Chaque lecture est un dialogue par-delà les mots : voici l’une des leçons possibles de ce livre. Pour Sarraute, lire Diderot est « une joyeuse conversation avec un observateur facétieux ». En somme, la mise en abyme d’un dialogue partagé avec le lecteur. On en arrive à s’imaginer en compagnie de Sarraute, tournant avec elle les pages de Pascal ou de Dostoïevski. Dans chaque lecture, on sent la formation des tropismes, « ces mouvements, légers remous, ondulations rapides et hors de notre volonté, anodins de l’extérieur, presque insaisissables ». La lecture comme un glissement hors du langage, le dialogue comme un échange au cœur des mots. Ici, les bases d’un contact avec la parole que Sarraute désigne comme un « acte amoureux » : exploration des vocables, investigation des mots, écoute des rythmes et des vibrations. Surtout, ne pas tomber dans l’esthétique, ne pas prétendre à la perfection. Suivre plutôt les sensations, chercher constamment « le point exact, presque impossible, le lieu non dit qui exprime néanmoins le soubassement de l’impression juste… ».
Au détour des pages, il y a cette question qui semble résumer la quête de Nathalie Sarraute : « Mais comment rester à l’intérieur sans se couper des autres ? En revanche, comment rester au-dehors sans perdre de sa vérité ? » La réponse est dans la recherche d’un équilibre difficile entre l’intérieur et l’extérieur, entre l’intime et le public, entre le particulier et le général. Dans ces Conversations, Sarraute parle pourtant de sa vie : les « moments de fusion » avec ses filles, les années de guerre et les lois anti-juives qui lui coûtent sa radiation du barreau et un divorce « fictif » avec son mari Raymond, ses voyages à New York, Chicago et Cuba, ou encore sa pratique du punting en Angleterre. On serait tenté de rajouter trois points de suspension car, nous dit Sarraute, « les trois points évoquent le souffle de chaque segment ». De la peinture à la littérature, en passant par le théâtre, le dialogue avec Sarraute commence dans un voyage et revient à la « neutralité bruissante du café » où elle a ses habitudes et où l’écriture peut enfin prendre forme.
Avec et derrière Nathalie Sarraute, il y a Rolande Causse. Plus qu’une interlocutrice qui pose des questions et relance la discussion, elle raconte en filigrane sa propre transformation au contact de sa « mère spirituelle ». Au fil des échanges, il arrive que les rôles s’inversent. Face à Sarraute, la dialogueuse se raconte, se dévoile, se livre au jeu de la conversation. Portée par une « allégresse indescriptible », Rolande Causse se lit dans le miroir sarrautien. On devine l’amitié naissante, le silence partagé, les paroles qui voyagent entre deux vies, deux expériences réunies dans les moments, puis dans le souvenir du dialogue. « Une impression de bonté » : dernière image de Sarraute avant sa disparition le mardi 19 octobre 1999.
À bien des égards, ce livre est un hommage ému à une femme de lettres unique et une invitation pressante à relire son œuvre. « Rien n’est fini », nous dit Rolande Causse. Les livres de Sarraute appellent de nouvelles lectures et ces Conversations ont le mérite non seulement de porter haut cet appel mais également d’inviter les nouveaux lecteurs de Sarraute à perpétuer son art du dialogue avec la création et sa quête acharnée du sens. Sartre l’écrivait en 1947 dans sa préface au Portrait d’un inconnu : Nathalie Sarraute « a mis au point une technique qui permet d’atteindre, par-delà le psychologique, la réalité humaine, dans son existence même ». C’est cette « réalité humaine » que Rolande Causse donne à relire dans la voix de Sarraute, entre les échos de son œuvre novatrice et les fragments d’un dialogue envoûtant, par-delà le silence et la parole