Une analyse des mouvements d’occupation de places publiques et des enjeux liés d’émancipation et de précarité.

La vague de contestations qui déferle depuis plusieurs années sur les places publiques des quatre coins du globe a suscité un flot d'interprétations des plus approbatives aux plus critiques. Contre les discours qui tentent de minimiser les effets de ces contestations de masse, l'auteure de Trouble dans le genre avance l'idée d'une performativité intrinsèque à ces rassemblements. Le fil conducteur de l'ouvrage tient à ce que des corps assemblés peuvent dire sans parler, dès lors que « le rassemblement signifie en excès de ce qui est dit et ce mode de signification est une mise en acte corporellement concertée »   . L'originalité du geste de Judith Butler consiste à explorer la dimension perfomative d'une politique des corps, afin de saisir ces expériences à la racine, au lieu d'en restreindre le sens au prisme d'une vision instrumentale de la politique institutionnelle. Au fond, la « performance » ne tiendrait pas tant à la dichotomie échec/réussite – par exemple, une révolution toujours manquée et ajournée chez Alain Badiou qui s'articule à une critique acérée du « mouvementisme » – qu'à la dimension émancipatrice de ces luttes collectives et polyphoniques, d'Occupy Gezi à ce que Butler nomme les « insurrections des impleurables »   .

 

Les corps en conflit

Cheminant entre Spinoza et Arendt, Butler pose le corps comme « fondement et finalité de la politique »   . C'est au contact des autres que notre puissance d'agir s'accroît : l'agir-de-concert fait advenir un espace qui ne pré-existait pas avant de se déployer entre celles et ceux qui prennent l'initiative de se rassembler, quittant momentanément les places qui leur sont assignées. La problématique de la performativité se déplace de l'intériorisation des normes sociales qui produisent le sujet (par exemple, le genre comme une construction socio-symbolique) vers les processus de subjectivation qui peuvent subvertir et transformer ces normes. Le point de départ de cette effervescence conflictuelle se situe tout-contre la condition commune de la précarité. « Nous luttons contre, dans, à partir de la précarité »   , écrit Butler. La réflexion menée autour des conditions de possibilité de la praxis prend pour point de départ la critique de la précarité, entendue au sens large comme distribution différentielle et imprévisible de la vulnérabilité, tissu d'inégalités multiples dans lequel s'entremêlent des vies blessables (criminalisation des pratiques et pathologisation des comportements), jetables (le discours de la « flexisécurité » dans le monde du travail) ainsi que des vies non pleurables, qui s'éteignent dans l'indifférence, sans que personne ne porte de deuil. Le dénuement de ces vies, qui retentit avec encore plus de force avec la question de l'(in)hospitalité face à l'exil migratoire, ne les réduit pas pour autant à des vies nues, selon la thèse défendue par Giorgio Agamben   .

Butler insiste en effet sur la dualité du corps : saturé de relations de pouvoir qui le traversent et l'assujetissent en le privant de droits, il contient également des potentialités d'actions, des possibilités de résistances individuelles et collectives qui sont autant de leviers d'insubordination pour échapper à ce maillage biopolitique. La fécondité de cette ambivalence des corps met l'accent sur la capacité de chacun à se lier avec d'autres, à s'insurger contre la précarisation massive en vue de défendre « une vie également vivable pour toutes et tous ». Visée qui prend appui sur la critique de l'ordre établi, que des corps rassemblés mettent en œuvre lorsqu'ils revendiquent le « droit à avoir des droits », dans ses aspects les plus fondamentaux comme le droit au logement, à l'éducation ou font simplement valoir la liberté d'apparaître aux yeux de tous dans l'espace public. Le propre de ces revendications réitérées et plurielles consiste alors à faire jouer les institutions contre elles-mêmes, dans une opération sans fondement métaphysique ou naturelle par laquelle il devient possible de s'attribuer mutuellement des droits. La « commune de Tahrir » constitue un exemple probant de cet « exercice a-légal » d'un droit qui remet en cause les lois instituées en s'inscrivant dans le registre de l'extra-légalité.

L'interrogation transversale porte alors sur le point de savoir ce qui advient quand des corps s'assemblent dans la rue, se font entendre sans parler et mettent la société en mouvement en restant immobiles. La stratégie de l'homme silencieux d'Erdem Gunduz est évoquée à plusieurs reprises : cet artiste avait en effet bravé l'interdiction de manifester suite aux événements de Gezi en juin 2013, se tenant debout sans dire un mot, avant d'être imités par de nombreux stambouliotes en signe de protestation contre la répression autoritaire du gouvernement d'Erdogan. Au fond, Butler mesure la radicalité du geste par lequel des corps se rassemblent et « revendiquent un espace comme espace public »   : c'est à partir de cette revendication première que peuvent s'ouvrir un espace dissonant et s'élever des voix discordantes.

 

L'espace politique de la rue

Cette « politique de la rue »   revêt une dimension coalitionnelle centrale dès l'instant où les corps forment des communauté d'acteurs labiles et divisées, évanescentes et incandescentes. Agir avec et pour d'autres qu'on ne connaît pas, met en jeu une éthique de la proximité et de la distance où l'appel de l'autre, d'ici ou d'ailleurs, résonne avec force. L'analyse des mouvements d'occupation des places (analyse à laquelle l'ouvrage ne se limite pas puisqu'il balaye également les affrontements israëlo-palestiniens, les barrios vénézuéliens ou encore les manifestations des sans-papiers en Europe) permet d'interroger la singularité du conflit politique. L'autre axe autour duquel pivote le livre de Butler porte sur l'irréductibilité du conflit politique à une simple divergence d'intérêts en ce qu'il pose la question indéfiniment ouverte de la justice. Prenant soin de rappeler que les corps rassemblés ne sont pas bons ou mauvais en soi, elle distingue les rassemblements xénophobes, conservateurs ou réactionnaires (qui cherchent, par exemple, à exclure une catégorie de la population de l'espace social) des mobilisations qui s'inscrivent dans un projet d'extension et d'approfondissement de l'exigence démocratique.

L'enjeu de ces manifestations et soulèvements pourrait donc tourner autour de la définition du « peuple » comme entité indéfinissable mais pas introuvable, qui advient à travers des pratiques et discours hégémoniques. En ce sens, « le corps politique est défini comme une unité qu'il ne peut jamais être »   , affirme Butler. Il est significatif que l'émergence d'un « peuple des tumultes » rompt avec les logiques d'appartenance exclusive d'ordres culturel, religieux ou contractuel. C'est ainsi que ces rassemblements opèrent une division du peuple sur la place, division qui s'étend à l'ensemble du corps social, comme une onde de choc se propageant des rues adjacentes aux périphéries plus lointaines. Ce phénomène de capillarisation et d'amplification s'accélère par le biais du rôle catalyseur des médias qui contribuent à élargir la scène politique, point sur lequel Butler insiste à plusieurs reprises sans céder aux thèses du déterminisme ou du catastrophisme technologique. Le « Nous » qui se tisse à travers ces rassemblements est d'autant plus insaisissable qu'il constitue une entité antagonistique dont le négatif pourrait être le spectre des exclus de la sphère publique. C'est aussi la raison pour laquelle les figures du prisonniers, des déplacés, des exilés rendent saillants les bords de la cité, des prisons, des barbelés ou des centres de rétention qui délimitent et régulent le champ de l'apparaître.

Les « assemblées éphémères et critiques »   participent à un mouvement de démocratisation dans la mesure où elles manifestent l'excès de la souveraineté populaire sur la souveraineté étatique : frappé au foyer de sa légitimité, l'Etat est pris en défaut et l'impuissance symbolique du tout-puissant apparaît au grand jour. Ces politiques coalitionnelles aux multiples visages s'articulent de façon plus transversale à une critique de la privatisation des existences. Elles s'inscrivent en faux contre le culte néolibéral de la responsabilité de soi, contre sa tendance hégémonique à rendre les membres de la société intégralement et individuellement responsables de leur sort. En contre-feu de la conception prédominante d'un individu entrepreneur de soi, il importe donc de s'interroger sur la portée politique de ces « espaces d'expérience »   , de ces expérimentations collectives qui font naître une « multiplicité perspective », pour reprendre l'expression de Merleau-Ponty. L'exposition à l'autre fait que notre corps est habité par le regard d'autrui dans un jeu de perspectives réciproques qui tissent un espace commun. Chemin faisant, l'efficace symbolique de corps qui agissent ensemble pourrait ainsi contribuer à une déprivatisation de l'espace public, par une mise en acte de l'égalité ici et maintenant, susceptible de provoquer un dégel du possible.

 

Vers une transformation de l'espace public ?

Une troisième ligne argumentative tient à ce que la force de ces mouvements serait d'amorcer une transformation de l'espace public et d'en redéfinir les contours. Il s'engage sur cette question un dialogue critique avec Arendt, par lequel Butler mobilise sa compréhension de l'action et de la pluralité comme condition de l'agir humain, tout en s'éloignant des catégories arendtiennes, au motif que le découpage entre sphères politique et pré-politique ferait obstacle à l'intelligibilité des luttes qui ont pour objet les besoins corporels les plus vitaux. La conceptualité d'Arendt serait trop rigide pour ouvrir un passage de l'oïkos vers la sphère publique, de la domesticité vers la politicité. Au fond, le corps serait prisonnier des besoins les plus rudimentaires et seule la libération de ces contraintes corporelles extérieures au champ politique permettrait de franchir le seuil de l'agora. Cependant, la critique selon laquelle la naturalisation d'une frontière étanche entre les domaines privé et public empêcherait de concevoir comment des corps agissants pourraient « transformer le champ de l'apparition lui-même »   fait cependant question. D'une part, la position de Butler laisse transparaître une oscillation entre une vision extensive de l'action et une interprétation logocentrée qui tend à réduire l'agir à la parole. Or si l'acte de la parole peut être considéré comme une forme d'agir, le champ de l'action ne se réduit pas à la parole. D'autre part, il ne semble pas que la conception arendtienne de la praxis comme action révélante, liante et instituante, ferme la porte à une transformation du monde commun à l'horizon duquel elle se déploie, à une cosmopolitique   .

Les signes d'une reviviscence de la cité démocratique seraient à déchiffrer à travers les formes de solidarité et de sociabilité qui se tissent dans des espaces à la fois oppositionnels et propositionnels. Butler fait, par exemple, référence à l'organisation d'une division du travail non genrée. S'insurger contre la destruction d'un jardin public ou protester contre le sort réservé aux exclus (de l'intérieur ou de l'extérieur) pourraient donc jeter les fondements d'une vision du monde alternative, comme un germe du « tout-autre social »   . C'est aussi en ce sens que les rassemblements sauvages des mouvements d'occupation des places pourraient se mesurer à l'aune d'une performativité du conflit qui tranche avec l'idée de performance politique – échec ou réussite dans la conquête du pouvoir ? – qui prédomine dans le consensualisme ambiant.

 

La question de fond tiendrait à la manière dont on habite le monde avec d'autres non choisis, à la façon dont peut s'instituer une cohabitation qui ne fasse pas de la précarité massive une fatalité mais qui relève le défi de l'interdépendance. Reprenant l'interrogation lancée par Adorno « comment mener une vie bonne dans une vie mauvaise ?», Butler pose la question d'une critique sociale articulée à une pensée de l'émancipation. S'il ne revient pas à l'Etat de hiérarchiser les modes d'existence en posant une définition a priori de la vie bonne, il ne s'agit pas non plus de tomber dans le piège d'un individualisme où chacun vivrait comme bon lui semble coupé du monde et des autres. Ce qui est en jeu dans cette interrogation authentique, à la fois éthique et politique, tiendrait avant tout au sens du rapport social, à la façon dont pourrait s'égaliser la relation de l'un avec l'autre. Si « nous sommes tous des non choisis ensemble », se pose alors la question de ce que pourrait être une « vie digne d'être vécue »   dans un monde de plus en plus invivable ?

Au fond, la principale contribution de Rassemblement consiste à saisir le conflit démocratique à la racine. En se coalisant, les corps posent d'emblée une revendication qui a pour objet le droit de cité et la publicité de l'espace commun. Espace public qui se déploie entre les hommes et les tient à distance du double écueil d'une communauté fusionnelle et uniforme et de l'hétérogénéité de la déliaison. Se dessinent alors les contours, parfois sibyllins mais indispensables, d'une forme de communauté politique qui rappelle qu'aucune politique n'est possible dans le froid ou la faim