La suite de Cradle to Cradle: toujours aussi stimulant, avec quelques impasses décevantes.

Quinze ans après Cradle to Cradle   , William McDounough et Michael Braungart signent un nouvel opus   visant à exposer leur démarche et leur expérience auprès de centaines d'entreprises, de Walmart à USPS, pour un large public. Préfacé par Bill Clinton – c'est dire leur succès Outre-Atlantique - stimulant en même temps que très accessible (parfois même franchement dilué), reposant sur quelques principes solidement établis et regorgeant d'études de cas et d'anecdotes, l'ouvrage pêche cependant parfois par un optimisme à-tout-va, et une ignorance (feinte ou réelle?) des discussions, voire des champs disciplinaires, dans lesquels son propos s'inscrit.

 

Du berceau au berceau... et au-delà

Cradle to Cradle (C2C pour les intimes), souvenez-vous, c'était ce principe qui enjoignait de repenser totalement la conception des produits, non plus de façon linéaire, du berceau à la tombe (cradle to grave) mais de manière circulaire, dans un éternel recommencement, du berceau au berceau. Cette approche avait l'avantage de poser en même temps la question de la gestion des ressources et celle des déchets, qui devenaient ainsi des “nutriments techniques”, dans une métaphore assumée aux nutriments biologiques qui ne se perdent jamais mais se transforment toujours.

L'Upcycle va plus loin encore. Il ne s'agit pas simplement de réduire la production de déchets ou d'optimiser le prélèvement de ressources, mais comme le résument les auteurs eux-mêmes, c'est un “changement en faveur d'une abondance réjouissante, sûre, et saine”   . Tous les mots sont importants dans cette phrase: saine renvoie à la santé, sûre à l'environnement, réjouissant au plaisir, et abondance à l'aspect économique. Les auteurs rappellent d'ailleurs régulièrement que la démarche qu'ils proposent est avant tout rentable: “le changement le plus fondamental et le plus bénéfique lié à la pensée Cradle to Cradle n'est pas environnemental. Ni éthique. Il est économique”   .

 

Values come first!

Au-delà de l'ingéniosité technique, le grand chamboulement auquel invitent les auteurs, est celui de penser les valeurs en amont du processus de production, plutôt que des indicateurs. Concrètement, ils relatent la genèse du bâtiment “le plus performant des Etats-Unis”, Sustainability Base, conçu en collaboration avec la NASA, qui utilise l'humidité de l'air pour produire de l'eau, et possède un système de persiennes très sophistiqué permettant d'optimiser la température. Pensé comme un prototype du genre, il illustre le fait que l'innovation ne peut découler de la volonté de se conformer à des indicateurs, puisque, “par définition, l'innovation ne peut être référencée”   . Véritable plaidoyer en faveur de l'innovation de rupture donc (par opposition à une innovation incrémentale), le terme n'est cependant jamais utilisé, et les auteurs insistent plutôt sur la nécessité d'expliciter des valeurs et des principes, et de les communiquer à l'ensemble de la chaîne de production.

Prenant l'exemple de la Think chair, une chaise de bureau “positive” commercialisée par Steelcase, les auteurs racontent ainsi que pour changer le processus de fabrication des roulettes, traditionnellement fabriquées à partir d'acier plombé (et donc difficilement recyclables en même temps que potentiellement toxiques), il suffisait de demander!  

 

Certifier plutôt que réguler

Aussi les auteurs sont-ils très réticents à toute tentative de régulation, qui ne conduit jamais qu'à déterminer des indicateurs auxquels les entreprises devront se conformer, et lui préfèrent-ils la certification comme “marque honorifique”   , reposant sur des bases positives et volontaires. Ils proposent également la création d'un centre d'information qui s'intitulerait le “Fonds commun de matériaux intelligents”, forme de banque des matériaux qui en assurant la transparence des informations et la traçabilité permettrait d'optimiser le packaging tout comme la conception des produits. Les auteurs proposent ainsi de remplacer le fameux 3R “réduire, réutiliser, recycler”, qui prévaut dans les injonctions institutionnelles de gestion des déchets et qui met l'accent sur le consommateur final, par un “reconcevoir, renouveler, régénérer”, qui s'adresse avant tout aux entreprises et à la phase de conception du produit.

Malgré ces formules efficaces et ces retours d'expérience instructifs, plusieurs choses pourront agacer voire décevoir le lecteur, même quand celui-ci est convaincu par la pertinence de la démarche proposée, voire enthousiasmé par certains exemples d'applications.

 

Les limites de la démarche

Tout d'abord, la métaphore biologique, si elle peut être convaincante par ailleurs, est utilisée à toutes les sauces, jusqu'à perdre de sa substance. Ainsi quand les auteurs parlent de “technomimétisme”   , néologisme fondé sur le biomimétisme, qui désigne un processus d'innovation s'inspirant de phénomènes naturels, ils ne veulent au fond rien dire d'autre que benchmarking, ou toute autre notion décrivant le fait de s'inspirer des bonnes pratiques d'une entreprise dans un secteur donné, ici en ce qui concerne l'innovation technique. Et je ne parle même pas du nombre de fois où le mot upcycle est utilisé pour signifier, au choix, upgrader, améliorer, optimiser... bref, à trop forcer le sens de la formule, elle en perd de son efficacité.

Quelle surprise, ensuite, tout au long de l'ouvrage, de ne voir aucune référence à la littérature sur l'économie circulaire, héritière de la démarche C2C, ou à l'écologie industrielle, dont les premiers exemples remontent aux années 1970, alors qu'elles reposent pourtant sur des principes complémentaires voire similaires! De la même façon, les auteurs présentent leur idée de “produits de service” reposant sur un principe de location plutôt que de propriété, sans faire aucune mention de l'économie de fonctionnalité – dont le principe est bien de vendre l'usage d'un bien plutôt que le bien lui-même. Comme il est difficile de croire à un oubli ou à une ignorance de cette littérature de la part des auteurs, reste, dans le meilleur des cas, la volonté bienveillante de ne pas surcharger le lecteur de références (c'est gentil, mais peut-être le lecteur n'est-il pas si fragile qu'on doive le protéger d'une tentation d'érudisme dévorante), ou celle, beaucoup moins sympathique, de s'approprier la paternité exclusive d'une démarche qui repose en réalité sur les réflexions et les expériences d'universitaires et d'industriels qui n'ont pas attendu Bill et Michael (ils aiment bien s'appeler par leur prénom dans le livre, ça nous les rend si proches) pour repenser la conception produit. En même temps, bien entendu, c'est beaucoup plus facile d'affirmer que Cradle to Cradle est “le manifeste d'écologie sans doute le plus fondamental de notre époque”, comme le proclame la quatrième de couverture, si on se garde de mentionner la pluralité des approches.

Enfin, l'approche ultra-optimiste des auteurs semble les aveugler sur les limites de la technique et son intégration au sein des réalités sociales et économiques. Partant du principe que “nous n'avons pas de problème d'énergie, mais de substances logées au mauvais endroit”   les auteurs renversent donc complètement la question de la transition énergétique en proposant la formulation suivante: “dans un monde d'abondance, qu'est-ce que la société fait de l'énergie en trop?”   . Si cette abondance provient majoritairement d'une utilisation massive et innovante des énergies renouvelables (“Vent = Nourriture”, nous promet un chapitre), il n'est bien entendu pas fait mention de ce qu'il est convenu d'appeler la fossilisation des renouvelables, qui, si elles sont le choix énergétique le plus pertinent, n'en restent pas moins composées de matériaux qui constituent un facteur limitant bien réel à cette corne d'abondance.

De même il n'est fait nulle part référence à l'effet-rebond, ce phénomène qui “annule” en quelque sorte les progrès amenés par l'innovation technique en incitant à un surcroît de consommation (l'exemple typique est bien sûr celui de la mobilité: oui les voitures consomment de moins en moins de carburant au kilomètre, mais comme de plus en plus de gens parcourent de plus en plus de kilomètres en voiture, la consommation, et la pollution, globales, ne cessent de croître). Mais cela n'existe pas pour Bill et Michael, qui intitulent littéralement un de leurs chapitres “Laissez-les manger du caviar” ce qui leur permet d'embrayer sur une ode à l'aquaculture.

A l'ère de l'anthropocène, ne pas initier un changement radical du paradigme dont dépendent nos outils de production – qu'on l'appelle upcycle, économie circulaire, éco-conception, ou autrement encore – serait irresponsable et dangereux, et il convient de saluer une démarche telle que l'upcycle pour tout ce qu'elle peut apporter. Mais affirmer que ce changement de paradigme suffit à laisser de côté la question des modes de consommation, individuels et collectifs, l'est tout autant. Si tout peut s'upcycler, pourquoi laisser de côté les enjeux de gouvernance politique comme ceux de sagesse passant par une redéfinition de la sobriété?