Valérie Mréjen, qui est aussi plasticienne et cinéaste, plante le décor de la venue au monde de sa fille, dans un bref roman sensible et méditatif, où l’humour et l’art du montage redonnent leur singularité et leur étrangeté à une expérience souvent définie comme universelle : devenir parent.

 

    

 

POL a déjà publié des livres sur de tout petits enfants. Enfant mort, comme Philippe (1995) de Camille Laurens, qui marqua un tournant dans sa carrière, car elle utilisa pour la première fois la première personne de l’autobiographie, après laquelle elle évolua vers l’autofiction ; ou enfant vivant, comme Le Bébé (2002) de Marie Darrieussecq, arrivé après le grand succès de Truismes (1996). Marie Darrieussecq fit ensuite de l’enfant mort le thème de son roman Tom est mort (2007), d’où est née une polémique avec Camille Laurens qui l’accusa de « plagiat psychique », et qui fut exclue des éditions POL, lesquelles laissèrent le tirage de Philippe s’épuiser. Camille Laurens le publia à nouveau chez Stock en 2011.

 

Quand les orphelins deviennent parents

D’emblée le livre de Valérie Mréjen refuse cette filiation, ou plutôt cette fratrie éditoriale, et cherche à inscrire une singularité : celle d’un regard et celle d’une voix qui puise sa force et son originalité dans une grande puissance sensible de l’écoute. Le roman s’ouvre sur un décor et une liste de personnages, comme les didascalies initiales d’un texte de théâtre. Car c’est bien un rôle que vont devoir apprendre les nouveaux parents, qui sont chacun orphelins de mère : « Debout dans la cuisine, la veille des jours fériés, ils tournent dans leur tête les quelques possibilités et ne peuvent s’empêcher de projeter en pure perte une de ces rencontres impossibles, ces réunions qui ne se produiront jamais, peut-être simplement pour avoir le plaisir un peu douloureux de les fantasmer. Ah si nos mères étaient encore en vie, c’eût été l’idéal. La mienne aurait été ravie. Et la mienne, ne m’en parle pas. Elle n’aurait demandé que ça. » (p. 138)

Le ton humoristique et distancé, le refus d’une forme de lyrisme poisseux et d’épanchement souvent indissociables de ce thème, sont annoncés dès le second paragraphe de la quatrième de couverture : « Contrairement à l’image assez répandue du petit rôti, il ne fait pas de doute qu’il s’agit déjà d’une personne. » D’où le titre, évidemment polysémique : la petite fille vient ajouter une troisième personne au couple formé par ses parents ; c’est aussi la troisième personne, au sens grammatical, que choisit l’auteur pour raconter et analyser cette expérience intime, d’où un décalage qui donne sa force émouvante au récit, tout en retenue et en pudeur, en notations précises et souvent drôles, comme si la beauté et l’énigme du bébé étaient autant en lui que dans le regard posé sur lui.

 

Un manuel de sur-vie

Le livre se présente souvent comme un petit manuel de survie, en décrivant ce « couple de quadragénaires en manque permanent de sommeil » qui rêve « d’acheter de heures de repos à une borne automatisée » : « Deux épuisés chroniques qui renchérissent à tour de rôle pour essayer de décrire leur état. Je suis fourbu, fracassé, éreinté. Je ne tiens plus debout, je pourrais dormir trois mille ans. Je ne peux plus bouger. Vas-y toi si tu peux. Impossible de me lever. Et une force de la nature en train de jouer à l’ascenseur imaginaire, à la corde à sauter sans corde, au yoyo sans ficelle. »   En cherchant à garder la trace des premières fois, Valérie Mréjen renoue avec son goût pour les listes, pour les détails apparemment dérisoires, les choses de peu, la bouleversante insignifiance du monde, les malentendus. Ainsi du chauffeur de taxi qui ramène les parents et l’enfant de la maternité à leur domicile et qui dit : « je suis heureux, je suis le premier qu’il verra. Il, c’est la petite fille. »   Et c’est en cinéaste qu’elle décrit tout le trajet, la lumière, la Seine, les immeubles, comme pour les dire à neuf en cadeau à son enfant, dans des pages magnifiques.

 

Des bonheurs d’écriture qui font celui du lecteur

Il n’est pas étonnant, chez un auteur qui a accordé tant d’importance aux mots et aux conversations dans ses livres précédents, qu’une très belle part soit faite au langage du bébé : tu « préféreras désigner ce que tu vois en inventant des noms étranges, des mots à consonance inuit mélangés à du japonais et du breton, vocables courts composés de syllabes assemblés en direct dont on cherche en vain à déchiffrer le sens. Nous en garderons certains en mémoire et les emploieront comme mots à tout faire. Ils viendront enrichir le lexique familial : pikak, pakaï, manane, fannick. »  

Le lecteur est saisi par l’intelligence sensible de ce roman, dont les éclats de langue l’éblouissent et le ravissent, et qui le ramène à toutes les situations et à toutes les positions : celle de l’enfant évidemment, en le renvoyant à ce passé perdu de ses premières fois dont ne restent plus que la légende familiale et les mots des autres, celle des parents, mère ou père, et même celle des grands-parents, sur le mode imaginaire. Il a pour cette « troisième personne » la sympathie instinctive et fugace des inconnus dans la rue quand il croise le bébé porté par sa mère. C’est un vrai bonheur, que l’écriture subtile et sensible de l’auteur infuse dans sa conscience, aussi léger et fragile que des bulles de savon

 

Troisième personne

Valérie Mrejen

P.O.L.,  janvier 2017

144 p., 10 Euros