Un Cahier de L'Herne consacré à Michel Houellebecq compilant les textes qu'ils a publiés dans les revues et des textes inédits. Houellebecq par Houellebecq.

L’Herne vient de consacrer un Cahier à celui qui donne l’air d’un beauf amélioré que ses textes rachètent, destroyed sur les bords et bankable. Normal : conjoncturel ? Honorifique.

Normal, tout à fait normal ; tout va bien ou mieux, disait de lui Michel Houellebecq en 2004. Comme tout le monde. Un « écrivain normal », déclarait-il. Il ne comprenait même pas qu’un tout petit milieu littéraire, un entourage parmi d’autres avec ses blasés, s’inquiétât quant à ses réactions et à son comportement devant un ou deux prix qu’on allait lui décerner ; lui s’esquivait en pleine fête. L’homme était, se trouvait bel et bien normal : un homme comme les autres, passable.

L’intérêt de ce Cahier est double. D’abord prendre connaissance de ses textes publiés dans des revues ou des magazines et, surtout, de textes inédits. Ensuite, prendre connaissance des mots de ceux qui suivent Houellebecq de près ou de loin et qui disent leurs humbles points de vue, pas des papelards d’auteurs in de la première heure ni des conformistes de la dernière heure (dont l’un nommément traité à juste titre de « crétin » par l’auteur en personne dans l’un de ses romans).

Ce sont des textes parfois très discutables, mais valant le coup, qui retiennent l’attention de la lecture ; des affirmations curieuses, des vues toutes faites et presque borgnes, des avis très tranchés et comme définitifs.

Avec sa façon scientifique – objective – ou clinique – chirurgicale – de décrire un réel à une échelle globale, Michel Houellebecq offrait en 1997 à la revue Infini une opinion sur l’enfant qu’il sacralisait et sur une normalité qui le laissait à mi-chemin entre l’état d’enfant et celui d’adulte qu’il serait condamné à vivre comme tous ses contemporains ; à distance, cela sonne comme une irresponsabilité non consentie.

La froideur houellebecquienne du regard, sous la forme empruntée de la neutralité, contredit aussi, semble-t-il, le renoncement à l’intelligence professé par le prosateur-poète qui appréciait l’œuvre de Rémy de Gourmont et l’évaluait à l’aune d’une « vieille incohérence de l’être humain » ; en 1991, le préfacier à une anthologie des poèmes gourmontiens restait persuadé que la poésie – qui naît pour « gueuler des histoires de manière bien scandée » – ne ment pas, que la vitesse de son expression l’en empêche et que l’instant de son moindre accomplissement ne trahit rien, comme si sa quintessence en révélait la pureté du jet.

On lit d’autres énoncés de la sorte, des généralisations qui paraissent de la simplification ou de l’après-coup subit et comme forcé.

Cet exposé grand format de l’homme et de l’écrivain Houellebecq mesure en même temps les ambiguïtés d’un personnage : un athée désolé de l’être ou un non-catholique sachant qu’il n’existe pas de société sans religion, peut-être un catastrophiste malgré lui, un individu supposé ou pris pour lambda qui ne se fond pas dans la masse, un Français conservateur et engagé qui veut – verbe il semblerait absent de son vocabulaire – « reconquérir notre identité nationale » comme il l’affirmait en 1992, l’homme d’un combat qui se conforme sans plus : « Contrairement au réactionnaire, le conservateur n’aura ni héros ni martyrs ; s’il ne sauve personne, il ne fera, non plus, aucune victime ; il n’aura, en résumé, rien de particulièrement héroïque ; mais il sera, c’est un de ses charmes, un individu très peu dangereux. »

Au fond, le romancier fictionalise la soumission en l’écrivant sous l’espèce d’une démission. Il s’en tient de fait à ce qui est, à l’être et rien qu’à lui : pas de devoir-être. Houellebecq est un lecteur non convaincu d’Emmanuel Kant. Il ne pense pas le devenir, il dit ne pas aimer le désir qui est selon lui une « expérience destructrice » et doit être banni façon bouddhique ; sans doute cette position explique-t-elle en partie que l’écrivain juge le « discrédit mérité de la psychanalyse ». Il soutient coûte que coûte, en sociologue, un déterminisme jusqu’à faire montre d’une incroyance en la liberté. Ses oppositions à l’avortement et à l’euthanasie conforteraient, elles, l’idée qu’il reste malgré tout du côté de la vie.

Le « vieux punk », comme Houellebecq se définissait en 2013 au micro de Sophie Nauleau, se voit ou se donne à voir en écrivain sérieux, à l’allemande en quelque sorte. Ce lecteur d’American Psycho se dit un « manichéen foncier » dans un entretien paru dans Der Spiegel. C’est vrai que son œuvre (apparemment, il se garde d’employer ce terme) reflète le monde ; lui-même entend communiquer ses idées politiques qui en font littéralement partie, comme il le reconnaît. Balzac, l’une de ses grandes références, le calme de toute mégalomanie. Ce pessimiste limite, qui vante le Supermarket du jour à l’entrée « Supermarché » du court abécédaire que ce Cahier lui a réservé, est un schopenhauerien et non un nietzschéen bien qu’il ait concédé à Lydie Salvayre en 1995 « ne pas sous-estimer le ressentiment ».

Faut-il le croire quand il écrit en 2005 que « l’écriture d’un roman » est « l’activité la plus triste du monde » ? Et puis les raccourcis qu’il prend à examiner sa psyche surprennent, désarment : « La psychologie humaine, en général, s’avère d’une étonnante simplicité – en particulier la mienne. » Un rapprochement qu’il fait avec un des prix Nobel de son pays étonne tout autant, comme un coup de canif dans une toile après une blessure reçue – vécue comme celle de l’écrivain français nobellisé – mais pas si méchante que ça.

Of course : « Je ne pactise pas avec les serviteurs de la transparence. » Cigarette oblige, les volutes d’une pensée sérieuse, parions-la inachevée, se dispersent d’un espace l’autre : littérature, musique, cinéma.

Mystère Houellebecq ? L’écran de la fumée prête à diverses interrogations. Elle ne pique pas les yeux de plusieurs lecteurs dont il vaut la peine d’entendre les dires et de peser les voix.

Marc Weitzmann, attiré par Extension dès sa parution, se demande si Michel Houellebecq ne produit pas finalement une « littérature utopique » dont la dimension politique revient, se répète dans chacun de ses livres. En un sens, Houellebecq est « très français ».

Frédéric Beigbeder, dont Plateforme marqua la lecture notamment par le jeu de l’intertextualité, dépeint quelqu’un qui « possède la nonchalance des auteurs vraiment sûrs d’eux ».

Cette assurance qui affleure et éclate parfois, semble déstabiliser, estomaquer, intriguer Emmanuel Carrère, lequel réfléchit à la démarche houellebecquienne eu égard à l’idée de Vérité. Car cette idée, il lui voue un culte bien qu’il n’écrive pas d’une minuscule ce mot ; de Houellebecq, il retient « la certitude qu’il a de dire la vérité » : une « vérité totale ». Celui qui a observé la vie humaine et dégagé ses lois l’impressionne, lui, l’écrivain du Royaume qui se sent dans un relatif quasi absolu et adopte un modeste point de vue écrit d’un « je » honnête. Mais Michel Houellebecq dit-il vrai ou touche-t-il à quelque chose ? Voit-il juste ? Est-il si sûr qu’une « habituelle frontalité » le caractérise ? Il y a manifestement une part documentaire de sa littérature que Carrère restitue : « Si nous avons des descendants et que ces descendants veulent savoir ce que vivait et pensait l’humanité occidentale au tournant du troisième millénaire, c’est lui qu’ils devront lire. » L’écrivain admiratif loue un grand écrivain témoignant d’« une expérience moyenne de l’existence » et, selon une vision quasi hagiographique, livre cette image d’un homme qui « aura pris sur son dos une partie de notre misère ».

Maurice G. Dantec, droit au but, coupait déjà court au malaise précédemment énoncé : Houellebecq choisit la « narration subjective libre » et il est « foutrement intéressant d’être en désaccord » avec lui. Les paris étaient ouverts, d’emblée.

Et le lire pour quoi faire ? Antonio Scurati répond : « Dès lors, défendre nos valeurs signifie défendre notre droit à la mélancolie dans un monde déserté par Dieu. »

Enfin, Philippe Muray remerciait l’écrivain des Particules de léguer la « perception de la fin en tout ». Démoralisant Houellebecq ? Mais non ! C’est un déni généralisé, dont un discours lénifiant, qui conjurait le discours anxiogène des autres (c’est toujours de leur faute), un mensonge éhonté qui menait chaque fois à la « tentation de s’effondrer en sanglots ».

Le réel, quoi !

Houellebecq ? Nécessaire, normal !

Normal, et désespérant