Une dénonciation originale de travers méconnus de la science économique.

Marcus Haller est un éditeur rare. Basé à Genève, il édite des essais traduits de l’anglais. Son catalogue ne compte à ce jour qu’une vingtaine de livres, dont la plupart sont excellents   . Il vient de faire paraître cet essai de Deirdre McCloskey, historienne de l’économie et spécialiste d’épistémologie, encore peu connue en France, qui dévoile une première facette de l’œuvre très riche de cette économiste atypique. L’ouvrage, qui est paru en version originale en 2002, développe une critique acérée de différents travers de la science économique. Il entre en résonnance avec le débat suscité en France ces derniers mois par la publication du pamphlet de P. Cahuc et A. Zylberberg, Le négationnisme économique. Il pourrait en effet aider à clarifier ce que devrait être la science économique si elle voulait se consacrer à une véritable investigation du réel.

 

Reproches habituels adressés à la science économique et aux économistes

La science économique (et les économistes) ne pèche pas par où l’on croit, nous explique tout d’abord l’auteure. Contrairement à ce que l’on lit souvent, la quantification n’est pas un « péché » (l’auteure se décrit notamment comme « chrétienne libertaire », ce qui explique peut-être la quelque peu surprenante pesée à laquelle elle s’exerce dans cet ouvrage). Celle-ci accompagne les sciences sociales depuis leur début. De fait, compter est plutôt une vertu. Les mathématiques non plus ne sont pas un péché. Leur capacité inégalée de déduire à partir de prémisses est en effet très utile. Même si celles-ci ne répondent pas, car il ne faut pas s’y tromper, à la question du « Combien ».

De même, le culte du libre-échange n’est pas un péché en soi. C’est une vertu. C’est en tout cas ainsi que voit les choses une économiste libérale, qui plus est de l’Ecole de Chicago, et qui ne se prive pas dans cette section de dénoncer alors quelques travers surtout français (joker !).

A peine plus grave serait le fait de recourir systématiquement au modèle de l’individu calculateur, autrement dit, selon ses mots, de considérer les êtres humains « comme des machines à calculer ayant pour seuls objectifs la Prudence, le Prix, le Profit, la Propriété et le Pouvoir.   » En omettant ainsi d’autres motivations « comme l’Amour et le Courage, la Justice et la Tempérance, la Foi et l’Espérance »   , que l’auteure regroupe sous le mot de « Solidarité ». Même si, bien sûr, on serait plus inspiré de les prendre en compte toutes ensemble ; une exigence par rapport à laquelle l’auteure se décrit alors comme une repentie.

D’autres travers sont toutefois plus difficiles à pardonner, même s’ils ne sont pas propres à la science économique, explique-t-elle. L’ignorance du monde en premier lieu, qui se traduit, chez les économistes, par l’absence de recherches de terrain concernant le monde des affaires, est ainsi difficilement pardonnable. Il en va de même de l’absence de culture historique chez la plupart d’entre eux, quand il ne s’agit pas de culture tout court (l’auteure est ici très sévère), ce qui se traduit notamment par des idées plutôt puériles en matière d’épistémologie, en particulier par l’attachement à une version scolaire du positivisme qui sous-estime le problème du contrôle expérimental (ce point s’éclairera ensuite).

La croyance dans la possibilité de séparer questions scientifiques et questions éthiques est également un défaut plus sérieux. L’arrogance en matière d’ingénierie sociale en découle, tandis que la profession fait par ailleurs preuve d’un égoïsme décomplexé, et également trop souvent d’une arrogance personnelle, dont l’auteure reconnaît au passage ne pas être exempte. En revanche, comme elle l’écrit, « les économistes se soucient réellement de l’intérêt général, qu’ils sont souvent seuls à défendre avec lucidité et conviction face aux intérêts particuliers »   .

 

Un défaut autrement plus sérieux : une théorie qui tourne à vide

Mais les deux travers les plus graves qui affectent la science économique renvoient à autre chose. Une investigation du réel doit à la fois observer et théoriser. Les deux à la fois. Ni la théorie pure, ni l’observation pure et non théorisée ne sont à dédaigner pour autant. Mais la science doit trouver le moyen d’associer les deux. Or ce n’est pas le cas des deux activités auxquelles s’adonne la science économique la plus prestigieuse et la plus universitaire : le théorème qualitatif et la signification statistique, qui ne répondent ni l’une ni l’autre à la double exigence d’une véritable investigation du réel, explique l’auteur, même si elles mettent en œuvre (en apparence) les mêmes mathématiques complexes et les mêmes statistiques complexes que la véritable théorisation et la véritable observation   .

« Les théoriciens de l’économie se concentrent sur ce que l’on nomme en mathématiques « les théorèmes d’existence. » »   . Cette activité à base de suppositions purement qualitatives, susceptibles de varier à l’infini, dont on tire par déduction des conclusions théoriques, se développe indépendamment de toute investigation sur le « Combien » (ne se préoccupant que du « Pourquoi/Si »). « Certes, si vous avez déjà déterminé avec finesse quelles suppositions plausibles il convenait de formuler, en vous appuyant sur quelque investigation du réel, alors la situation peut encore être récupérée par la science et servir d’autres investigations du réel (…). Dans le cas contraire (…), ce n’est que pure spéculation, un simple jeu intellectuel. »   .

Seul un type de théorie auquel on pourrait assigner des chiffres réels pourrait contribuer réellement à une investigation du réel   . Ce qui n’est pas le cas des théorèmes qualitatifs qui prolifèrent dans les revues universitaires de science économique depuis la révolution que l’auteure date de la parution de la thèse de Samuelson, Fondements de l’analyse économique, en 1947, qu’elle désigne ainsi comme le principal fautif de cet état de fait, et qui ne font aucune place aux chiffres réels   .

On notera que ce n’est absolument pas le cas en physique, où les auteurs des revues universitaires s’efforcent toujours de répondre à la question du « Combien »   . « Même les physiciens qui se spécialisent en théorie (plutôt qu’en expérimentation) passent leur temps à imaginer des façon de calculer des ordres de grandeur.»   .

Point important, le partage du travail, qui pourrait à la rigueur être imaginé entre des économistes théoriciens, d’une part, et des économistes qui pourraient se consacrer à la recherche empirique, d’autre part, bute sur le fait que les théorèmes qualitatifs que produisent les premiers ne posent en réalité aucune question à base de « Combien », auxquels les seconds pourraient s’atteler à chercher des réponses   .

 

Une recherche empirique plus préoccupée de signification statistique que de signification tout court

« Mais la situation ne serait pas aussi catastrophique (…), si tout allait bien du côté empirique – plus humble – de l’économie universitaire. (Ces) empiristes (…) pourraient assembler de véritables hypothèses scientifiques et se contenter d’ignorer le « travail » des théoriciens qualitatifs (…). En réalité (…), les « théories » énoncées par les « théoriciens » ne sont jamais mises à l’épreuve des faits. Au lieu de cela, on utilise des modèles linéaires qui s’efforcent tant bien que mal de contrôler tel ou tel effet. »   , dénonce l’auteure.

Mais, aussi curieux que cela paraisse, les économistes empiriques se sont, eux aussi, détournés de la question du Combien. « La confusion et l’absence de sens sont le fruit d’une technique particulière des études statistiques, dite « signification statistique ». Depuis que les coûts du calcul informatique ont commencé à baisser, dans les années 1970, celle-ci afflige la science économique, la psychologie et, ce qui est plus inquiétant, la science médicale. »  

Les arguments empiriques se fondent sur des études de très grandes ampleur, mais les données comportent beaucoup d’informations parasites ou de « bruit », si bien qu’il est difficile d’atteindre, faute d’échantillons encore plus importants, les seuils communément admis de signification statistique de 5%, 1%, 0,1%, correspondant à la probabilité que le résultat soit produit uniquement par le bruit   . Le problème, explique l’auteure, est que cela revient à nier des effets tout à fait réels, au motif qu’il ne serait pas possible de les établir avec certitude, parce qu’ils n’atteignent pas les seuils en question.

La plupart des articles empiriques publiés dans les revues confondent signification statistique et signification substantielle   . Or, « la signification statistique n’est ni nécessaire, ni suffisante pour qu’un résultat soit scientifiquement significatif. Dans la plupart des cas, elle ne présente aucune pertinence. »   . « Déterminer si une chose compte ou non, (…) est une affaire humaine (…) La pertinence n’est pas inhérente aux chiffres. »   .

« La physique et la chimie (…) recourent très rarement à la signification statistique (…). Les économistes et les autres scientifiques cités plus haut y recourent, eux, de manière compulsive, mécanique et erronée »   .

 

On voit bien la similitude entre ces deux travers : « Dans les deux cas, il s’agit de trouver sur un mode binaire (…) des résultats qui n’exigent aucune investigation laborieuse de type : Combien ? Quelle ampleur ? Qu’est-ce qu’une variable importante ? Quel en est précisément le mordant ? Théorie et recherche empirique recherchent ici des machines à produire des articles publiables. Et elles y parviennent (…) »   , au détriment d’une production scientifique conçue comme une réelle investigation du réel. Cela laisse du pain sur la planche pour tous ceux qui voudraient relever le défi