Massimo Recalcati, célèbre psychanalyste italien et auteur de "Mélancolie et création chez Van Gogh" (Ithaque), répond à nos questions.

Le psychanalyste Massimo Recalcati, professeur d’université à Pavie, vient de publier Mélancolie et création chez Vincent Van Gogh (Ithaque, 2016   ). En s’appuyant sur la correspondance du peintre hollandais et sur les travaux qui lui ont été consacrés, il interprète ses œuvres afin de montrer que la peinture a joué pour lui le rôle d’une « suppléance », en lui permettant de se maintenir hors de la folie. Il essaie également de montrer que cette suppléance a fini par devenir néfaste. Dans l’entretien qui suit, nous interrogeons ce concept de suppléance et l’usage qu’il en fait.

 

  

 

Nonfiction.fr : Votre livre donne envie de se pencher sur l’œuvre de Van Gogh, à laquelle il introduit via un propos psychanalytique sur ses toiles et sur la manière dont il appréhendait la peinture. Mais vous, qu’est-ce qui, dans votre expérience, vous a amené à vous poser ces questions sur Van Gogh ? Votre goût pour son œuvre ? Votre intérêt pour le phénomène de la suppléance artistique ?

Massimo Recalcati : Nous avons tous aimé van Gogh. Comme Leopardi, Michel-Ange, ou Le Caravage, il fait partie de ces artistes que nous avons tous rencontrés au cours notre formation. Pour ceux qui, comme moi, ont été considérés enfant comme une cause perdue, l’identification avec van Gogh a été facile : l’enfant exclu, le peintre « chien errant », le Japonais, le fou. La création artistique comme suppléance du trou forclos de la psychose signale, en général, la façon dont une cause perdue peut trouver sa place dans le monde, « avoir » un nom. Lacan parle du paradigme-Joyce. Chez van Gogh, tout est plus compliqué, car la suppléance par l’art devient ce qui va générer sa disparition finale.

 

Nonfiction.fr : Vous faites un pas de côté par rapport à la psychanalyse appliquée telle qu’elle se pratique habituellement, en refusant notamment de donner dans la « pathographie ». Qu’est-ce qu’une approche pathographique, pourquoi et en quoi vous en démarquez-vous ?

Massimo Recalcati : La pathographie signifie considérer le texte de l’œuvre comme un symptôme, et donc expliquer cette œuvre-symptôme à travers les vicissitudes de la vie de l’artiste et ses fantasmes inconscients, en d’autres termes, plier l’œuvre sur la biographie. Ma perspective est différente. Plutôt que de considérer l’inconscient de l’artiste comme clé de lecture de l’œuvre réduite à un symptôme, il s’agit ici de penser à l’existence d’un inconscient de l’œuvre. Cela signifie considérer qu’il y a, dans l’œuvre, un réel qui résiste à toute interprétation, toute traduction, à toute, justement, réduction pathographique. Un secret absolu, impossible à déchiffrer de manière exhaustive. Il y a quelque chose qui résiste : dire l’impossible, exprimer l’inexprimable, garder le secret. C’est ça l’inconscient de l’œuvre, très proche de ce que Freud appelait « le nombril du rêve ».

 

Nonfiction.fr :  Vous pensez que « la suppléance est, paradoxalement, à la source même de (…) [la] dramatique et déconcertante déstabilisation finale (…)»   de Vincent Van Gogh. Or si la suppléance telle que l’a définie Lacan permet au sujet de se maintenir hors de la psychose déclenchée (c’est-à-dire de ne pas halluciner ou délirer dans un registre qui susciterait une hospitalisation), comment cette suppléance pourrait-elle également être « la source même » de sa décompensation ? N’est-ce pas plutôt que ce qui a été repéré comme suppléance ne jouait en fait pas ce rôle ?

Massimo Recalcati : L’art a été pour van Gogh une béquille qui l’a soutenu dans la vie malgré son manque de la solution œdipienne du Nom du Père. Mais l’intensification de sa recherche – notamment l’attraction vers « la haute note jaune » - génère une sorte de combustion de cette même béquille.

À la différence de Joyce, l’art ne se limite pas à compenser le sujet mais plus la recherche de la couleur-lumière devient pour van Gogh une question de vie ou de mort, plus il se déstabilise. Le voyage vers le sud de la Provence conduit Vincent, tel une phalène ou l’Icare dont parle Bataille, trop près de l’incandescence dévorante du soleil. Au lieu de le sauver, donc, l’art le consume.

 

Nonfiction.fr : Le fait d’avoir constaté que certains artistes de renom étaient psychotiques bien que stables a induit les psychanalystes à considérer l’activité artistique comme un « pare-psychose », via le concept de suppléance. Or l’activité artistique n’est pas thérapeutique en elle-même : pour qu’elle parvienne à stabiliser un psychotique, il faut certaines conditions très particulières. Quand ces conditions ne sont pas réalisées, l’art ne peut-il pas, tout au contraire, constituer un « pousse à la psychose », par exemple pour un psychotique qui s’y investirait dans le sens d’une exaltation de type maniaque ?

Massimo Recalcati : C’est difficile à dire. Il faudrait pour cela analyser chaque cas un par un comme l’éthique de la psychanalyse l’exige. D’une manière générale, je dirais que pour un psychotique l’art est une possibilité d’  « avoir un nom », sans l’avoir reçu dans le processus symbolique de la filiation. Cela dit, sans le « poids » du Nom du Père, la création est plus libre. Dans les domaines des sciences, des mathématiques, de la physique, de la poésie ou de la littérature, pas uniquement dans l’art, des sujets psychotiques ont atteint des vérités bien  au-delà des colonnes d’Hercules du déjà vu, déjà su, déjà connu…

 

Nonfiction.fr : D’après la psychanalyse, le psychotique est insuffisamment séparé de l’Autre « maternel », ou plutôt « primitif », pourrait-on dire. Il souffre d’un trop-plein, ou d’un trop-proche, qui tend à produire les phénomènes dits « élémentaires » habituellement associés à la psychose, comme les hallucinations, le sentiment de persécution etc.. La suppléance lui permet de parer à cet excès de proximité avec ce que, reprenant le terme lacanien, vous appelez « la Chose »   . Cela se fait en recréant du manque et donc de la distance entre cette « chose » et le psychotique. La suppléance est donc un mouvement à la fois d’approche (de la lumière chez Van Gogh) et de limitation de cette approche. Or dans votre livre, vous n’évoquez pas ce dernier aspect de la suppléance. Pourquoi ?

Massimo Recalcati : Selon Lacan, il y a dans la psychose une « stagnation » de la sublimation qui, comme le souligne Freud, est au cœur du processus de création. Cette stagnation est liée à la présence excessive de la Chose « maternelle » dont le sujet n’arrive pas à se séparer. Le Nom du Père est l’artifice qui permet le deuil de la Chose. Chez Van Gogh, à l’inverse, la mélancolie témoigne de l’échec du deuil et met en œuvre l’ombre de la chose dans la vie du sujet. L’art en tant que suppléance est pour lui le traitement de la mélancolie ; c’est un moyen de réfréner l’insignifiance absolue dans laquelle l’entraîne la vie mélancolique. Le problème est que cette suppléance peut tendre vers une manie destructrice.

 

Nonfiction.fr : En France, la psychanalyse subit des attaques, notamment de la Haute Autorité de Santé, qui interroge son usage dans les cas d’autisme. Quelle est aujourd’hui la place de la psychanalyse en Italie ? L’auteur de référence de la psychanalyse italienne est-il Lacan, auquel vous vous référez dans votre livre, ou bien d’autres auteurs ?

Massimo Recalcati : La psychanalyse est en lutte contre la domination montante des thérapies cognitivo-comportamentales. C’est ce qui se passe en Italie, en France, et dans le reste du monde. Les enseignements de psychanalyse sont presque inexistants dans les universités : la perspective d’une thérapie brève et efficace, centrée sur le traitement du symptôme-cible, semble reléguer la psychanalyse au musée des cires du XIXème siècle.  Lacan est un point de résistance critique face à cette tendance. Son œuvre est de plus en plus étudiée et reconnue en Italie, non seulement dans le domaine des sciences humaines, mais aussi dans ceux de la clinique et de la psychopathologie. Cela dit, la psychanalyse italienne privilégie davantage les analystes anglo-saxons, Winnicott et Bion principalement.

 

Nonfiction : Il arrive que certains psychanalystes qui s’expriment sur la suppléance dans la psychose ou plus spécifiquement sur la suppléance artistique, n’aient en fait pas une véritable expérience auprès des psychotiques. Loin de nous l’idée de rejeter leurs travaux pour cela, simplement parfois, ceux-ci paraissent excessivement théoriques et on se demande si leurs auteurs ont jamais eu sous les yeux ce dont ils parlent, à savoir un psychotique qui construit une suppléance… Un psychotique qu’il s’agit d’aider (à le faire), ceci étant un objectif qui à certains psychanalystes paraît extraordinairement grossier… Que pensez-vous de tout cela et quelle est votre expérience dans le champ de la psychose ?

Massimo Recalcati : Ayant fait ma formation à Paris, auprès des meilleurs élèves de Lacan, je n’ai jamais reculé face à la cure de patients psychotiques. Ma rencontre avec la psychose s’est faite surtout par l’anorexie. En effet, dans plusieurs cas graves d’anorexie, la maladie s’est révélée être elle-même une suppléance d’une psychose structurelle. Chez le psychotique, il s’agit de trouver à chaque fois une solution singulière à l’absence du remède œdipien face au réel. C’est un travail qui ne se limite pas à ramener le psychotique à la réalité – suivant la logique du dressage psycho-pédagogique – mais met également en valeur ses inclinations singulières pour construire sa suppléance symptomatique sur ces dernières. Pour Freud il s’agit d’un travail de « raccommodage » que, d’une certaine manière, prolonge celui déjà en œuvre dans le délire.

 

Nonfiction.fr : Massimo Recalcati, nous vous remercions d’avoir répondu à nos questions et espérons vous rencontrer lors de votre prochain passage à Paris.

* Nous remercions Bianca Solari pour la traduction des réponses de M. Recalcati.