Fruit d'un colloque d'histoire culturelle dédié à 007, ce livre explore les facettes de l'univers bondien.

Cet ouvrage réunit un certain nombre des interventions présentées lors du colloque d’histoire culturelle consacré à James Bond et qui s’est tenu à la Bibliothèque nationale de France et au Conservatoire européen d’écriture audiovisuelle en janvier 2007. L’absence revendiquée de problématique d’ensemble permet la publication de textes originaux, décalés, qui traitent le sujet avec une acuité certaine, mais on peut percevoir dans l’ouvrage un manque de continuité qui en est le corollaire. Ainsi constate-t-on une certaine inégalité entre les trente-deux contributions : l’hétérogénéité des approches issue d’une démarche pluridisciplinaire se double d’une hétérogénéité dans la qualité des interventions. L’ensemble reste de très bonne facture, divisé en cinq parties, consacrées à Ian Fleming, au personnage de James Bond, aux esthétiques bondiennes, aux conditions de production et enfin au contexte géopolitique de la saga.

Sujet d’étude sérieux, James Bond ? Les auteurs, dès l’introduction, posent d’emblée la question de l’aspect "illégitime" que peut revêtir, au sein de la recherche en sciences humaines, une telle saga. Objet culturel de masse, issu de la culture industrielle, elle ne recevrait ainsi pas la même considération de la part des chercheurs que des œuvres issues des canons de la culture classique. Le décalage est visible entre la recherche anglo-saxonne et la recherche française qui éprouverait un désintérêt, voire un malaise face à des objets qui ne peuvent devenir intéressants que lorsqu’on les fait sortir des catégories dégradantes "populaires" et "industrielles" auxquelles elles appartiennent : c’est parce qu’on parvient à exhumer en elles la pépite légitime, considérée alors comme hétérogène à leur conformation industrielle, que nombre "d’objets industriels" se verraient dignes d’être sauvés .

À ce titre, le cinéma bondien apparait comme un "mauvais candidat à la légitimation" : manichéisme, lourdeurs, aspect trop divertissant, mais surtout puissante méfiance envers Ian Fleming, considéré comme un ingénieur de romans plus que comme un écrivain à part entière.

L’univers de James Bond est marqué par un habillage sériel immédiatement reconnaissable : une introduction sous la forme d’un canon de pistolet dans lequel passe la silhouette de James Bond, qui met fin à la menace en tirant un coup de feu en direction de son agresseur, annonce un pré-générique, prétexte d’une scène d’action, la fin d’une précédente mission de Bond – presque – aussi spectaculaire que la scène finale du film. Puis s’ouvre un générique aux teintes psychédéliques dans lequel une nuée de formes féminines évolue au son d’une chanson interprétée par une vedette internationale. Débute alors un récit dont les éléments sont immuables : personnages récurrents (M, Q, Miss Moneypenny, James Bond Girls, "méchants"), gadgets, bases secrètes, courses poursuites… La force première d’une série, comme sa dimension pérenne, reposent sur sa capacité à rendre désirable le retour des formes qu’elle a su inventer : ainsi, la raison de l’impact de la saga Bond, ce n’est pas seulement la constance de sa trame narrative mais celle de l’univers bondien tout entier, dont l’identité esthétique marquée n’empêche pas la coexistence, en 46 ans de filmographie, de films si opposés dans leur dramatisation comme Moonraker (sommet d’autodérision) et Permis de Tuer (film noir). Pour Umberto Eco, "la jouissance […] consiste à se trouver plongé dans un jeu dont il connaît […] les règles et l’issue en prenant plaisir à suivre les infinies variations par lesquelles le vainqueur réalisera son coup".

Pourtant, bien loin de l’imagerie figée que les permanences esthétiques pourraient introduire dans le mythe, la capacité d’adaptation au présent de l’univers bondien est réelle. La saga parvient à épouser les mutations historiques et culturelles, dans une série d’interactions complexes entre les films et le contexte socio-économique de chacun ; la saga Bond a résisté à la fin de la Guerre froide, à l’enkystement des régimes communistes dans quelques bastions totalitaires, en modifiant les menaces à l’éternel équilibre mondial dont Bond a presque seul la charge : le pouvoir des grands médias et de leurs magnats (Demain Ne Meurt Jamais) et les dangers terroristes ont remplacé le vieux manichéisme Est-Ouest.

Le portrait de la Guerre froide dans les films de Bond défie d’ailleurs les réalités : la Grande-Bretagne, par ses réseaux d’information, son expérience dans la conduite des affaires du monde, par la qualité de ses dirigeants, mène le jeu, et les américains suivent. Le sang froid des Britanniques parvient régulièrement à calmer les ardeurs soviétiques et américaines, nations "parvenues", peu au fait de la diplomatie. La réalité historique nourrit certes les aventures du personnage pour renforcer sa crédibilité, mais de façon le plus souvent allusive et abusive. Le monde de 007 est un tout petit monde, où une sphère d’hommes puissants paraît ainsi diriger le destin de la planète : le spectateur n’y rencontre que la classe dirigeante, dans les stations de ski, villas, casinos, centre-villes et quartiers d’affaires. Dans cet univers, il y a un lien consubstantiel entre les sphères de l’argent et de l’aventure ; l’argent devient une forme moderne d’exotisme, crée un effet de distanciation, la force de la saga tenant donc dans sa faculté à introduire un exotisme radical dans un monde qu’il présente néanmoins comme le nôtre.

Le Bond cinématographique naît dans une époque de bipolarité des relations internationales qui exclut de fait le Royaume Uni du premier rang des Nations, dans un contexte de dislocation de l’Empire ; une époque d’évolution, voire de révolution des mœurs des sixties dans un pays dans lequel l’ère victorienne semble, dans les milieux aisés, se perpétuer. Or, dans un contexte de conflits à Aden, Suez, en Irlande du Nord, aucun film ne se déroule dans la réalité d’un pays plongé dans la violence de conflits anti-coloniaux. Mieux, dans Octopussy, en 1983, James Bond traverse une Inde de carte postale : la suprématie intellectuelle, sociale de 007 sur le "personnel" de la station est patente, Bond participe même à une chasse au tigre à dos d’éléphant…

À l’aspect colonial de certaines aventures de Bond, Luc Shankland montre que correspond aussi une forme de "colonisation des femmes" par Bond, qui affirme la supériorité de l’homme blanc libéré de toute culpabilité post-coloniale vis-à-vis de femmes exotiques qu’il domine sans gène, comme lors du bain de Bond au milieu de jeunes filles asiatiques à son service dans On ne vit que deux fois. Alain Brassart voit dans cette virilité archaïque une raison du succès de Bond. Les différents acteurs qui se sont succédés dans le rôle sont ainsi des interprètes plus ou moins subtils de formes différenciées de la virilité bondienne, depuis Sean Connery, souvent perçu comme le "Bond idéal", en passant par Roger Moore et son autodérision, voire sa distanciation avec le personnage, jusqu’à des interprètes moins cotés, en particulier l’oublié George Lazenby, porteur du matricule 007 dans un seul film, dont l’aspect romantique et timide ne correspondait pas au fantasme rêvé des adolescents des années 1960.

Fantasme de mâles, James Bond ? Arnaud de Vallouit rappelle cette phrase de Fleming : "My opuscula […] are written for warm-blooded heterosexuals in railway trains, airplanes or beds". Par son affirmation de la virilité triomphante, dominant de son âge et de son expérience, tout en conservant une immaturité sexuelle, des femmes qui s’offrent littéralement à lui, c’est sans doute le cas. La James Bond Girl, fétiche sublimé, inaccessible pour la plupart des hommes, voire pour tout autre que Bond, simple gadget pour lui, est ainsi la récompense du mâle. Mais dans un contexte d’émancipation des femmes, d’apparition du sida, ce principe a du être nuancé, voire a du changer de sens. Désormais, une femme de pouvoir donne des ordres à Bond et lui résiste : Judi Dench, depuis Goldeneye, est le contrepoint des James Bond Girls, affirmant à son subordonné "Vous êtes un dinosaure mysogyne, une relique de la guerre froide, dont le charme puéril est sans effet sur moi".

Puérilité de la saga Bond ? Olivier Maillart n’hésite pourtant pas à affirmer que l’esthétique bondienne est avant tout une esthétique camp : une série de détails incongrus, d’exagération délibérées, qui sont autant de clins d’œil, chez Young ou Hamilton, visant à montrer qu’ils ne sont pas dupes de leur sujet. Maillart voit dans les premiers Bond une relecture pop, ironique et volontairement distanciée du cinéma hollywoodien, de L’Affaire Cicéron (Joseph L. Mankiewickz, 1952) à La Mort aux trousses (Alfred Hitchcock, 1959). Cette immaturité volontaire de la saga bondienne, cette fantaisie enfantine voire infantile sont source d’une séduction qui a touché les spectateurs. À la vision d’une violence sèche, cruelle, évoquée plus haut, il faudrait ainsi substituer celle d’une violence irréaliste, cartoonesque, ponctuée d’un mot d’esprit plus ou moins spirituel. Cette fantaisie permet d’atteindre le monstrueux et le merveilleux, les deux aboutissements de l’univers bondien. Cette souplesse permet aussi de continuer à séduire le public en évitant deux écueils majeurs : la banalisation et surtout l’autoparodie involontaire. Il n’est dès lors pas étonnant de voir que des auteurs comme Fellini et Tarantino aient le point commun d’avoir eu comme souhait de réaliser un épisode de la saga.


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Crédit photo : Andy Field (Hubmedia) / Flickr.com