Deux ouvrages tirant les leçons des expériences passées de justice internationale et offrant des perspectives de (pour)suites au sortir des violences de masse.

Longtemps, on a préféré oublier. Oublier les crimes, les violences de masse, les années sombres de dictature, les disparitions forcées et les exécutions arbitraires. Et ce, dans l’idée que la paix civile valait bien quelques sacrifices supplémentaires, au premier rang desquels celui de la justice à rendre aux victimes et qu’à prononcer des verdicts de culpabilité et assigner les torts, qu’à dire le droit, on aggravait la déchirure d’une société bien plus qu’on ne la comblait. De l’Athènes classique à la France contemporaine, la refondation de l’unité nationale passait par le silence et l’oubli, ici de la tyrannie des Trente, là de Vichy. On se remémorera le général de Gaulle justifiant l’interdiction d’antenne du film de Marcel Ophuls, Le Chagrin et la Pitié : "Notre pays n’a pas besoin de vérité, il a besoin d’unité nationale et d’espoir."

En 1945, les procès de Nuremberg ont opéré une rupture fondamentale et fondé un paradigme nouveau. Devant l’étendue et la gravité des crimes commis pendant la Shoah, la communauté internationale ne pouvait laisser se refermer la chape de l’oubli. Le droit fut donc convoqué au chevet de l’Histoire, doté de concepts nouveaux tels que le génocide et le crime contre l’humanité, et étroitement associé à la (re)construction des États allemand et israélien comme vitrines de la politique du repentir et de la réconciliation, d’une part, et de l’exigence d’imprescriptibilité, d’autre part. Mais ce n’est qu’à la fin de la Guerre froide qu’est apparu le potentiel radical du système juridique créé à Nuremberg pour légitimer le nouvel ordre international. Le formidable élan démocratique de la fin des années 1980 allait déboucher sur une décennie de développement d’une justice internationale duale chargée tout à la fois de la répression pénale des crimes contre l’humanité et de la transition des sociétés concernées du chaos vers l’État de droit : la justice transitionnelle.

Dans son passionnant ouvrage, Juger la guerre, juger l’Histoire, publié fin 2007, Pierre Hazan balaie ce demi-siècle d’émergence et de déploiement de la justice transitionnelle, tant dans sa composante pénale que restauratrice. Chercheur associé à la Harvard Law School, Pierre Hazan est aussi et surtout un homme de terrain qui a couvert de nombreux conflits (ex-Yougoslavie, Rwanda, Proche-Orient…) pour des journaux tels que Libération ou Le Temps. Ses analyses reposent donc tout autant sur une maîtrise parfaite des débats doctrinaux actuels que sur les impressions recueillies au fil de ses missions et rencontres avec les acteurs directs d’événements irréductibles à leur dimension juridique. En réinjectant une épaisseur historique et politique dans un édifice institutionnel parfois désincarné, il met au jour les stratégies mémorielles diverses qui sont à l’œuvre dans le vaste chantier d’exigence de reconnaissance des victimes.

De la scène frappante de l’impossible tri des prisonniers d’un camp de Mostar, en Bosnie-Herzégovine, à l’automne 1993, aux coulisses de la troisième conférence des Nations unies contre le racisme organisée à Durban début septembre 2001, Pierre Hazan nous entraîne bien loin des manuels de droit, en autant de lieux où se cristallisent les rivalités séculaires et les contentieux irrationnels dont sont issues les guerres qui continuent de frapper les peuples et les préjugés qui minent le dialogue interculturel. Qu’on ne s’y trompe pas, les réflexions qu’inspirent les exemples abordés dans cet ouvrage ne sont pas destinées aux seuls professionnels de la diplomatie ou des milieux judiciaires : elles renvoient chaque lecteur à un choix de société sur l’équilibre à trouver dans les rapports entre le droit et l’Histoire, et à un choix parmi une pluralité de modèles et de modalités de justice. Ainsi, le lecteur français – notamment le député français amateur de lois mémorielles – tirera profit de la lecture des quelques pages consacrées à l’Instance équité et réconciliation marocaine créée en janvier 2004, seule commission Vérité et Réconciliation créée dans le monde arabo-musulman : de l’intérêt ou non qu’il y a à conserver la vérité historique sous contrôle…

Avec les événements du 11 septembre 2001 et le déferlement tous azimuts du wilsonisme botté américain sur la scène internationale qui s’en est suivi, le développement de la justice pénale internationale a quelque peu marqué le pas, la priorité passant à l’ordre et à la sécurité. Cependant, les institutions créées au cours des années 1990 poursuivent leurs activités. Afin de saisir les enjeux propres aux tribunaux pénaux internationaux (appelés à achever leurs travaux d’ici 2010), les raisons des difficultés rencontrées par la Cour pénale internationale ou les spécificités des juridictions hybrides telles que le Tribunal spécial pour la Sierra Leone et les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens, on pourra se reporter à la seconde livraison des excellents petits ouvrages de synthèse rédigés par l’équipe de l’International Justice Tribune. Intitulé 2007, l’année des bilans – Leçons et perspectives face à la clôture des premiers tribunaux internationaux, d’un format poche fort utile, cet ouvrage se distingue par la clarté de ses commentaires et l’intérêt des compléments graphiques (cartes et tableaux comparatifs). Il offre un complément pratique et opérationnel, plus orienté sur le court terme, au remarquable essai de Pierre Hazan.

--
Crédit photo : John Linwood / Flickr.com