L’histoire du Musée de l’Homme est en creux celle d’une science constamment bousculée par les mutations de notre idéologie.

Le commentaire en a été fait à l’époque : afin d’organiser le départ des collections d’art et d’ethnologie du musée de l’Homme vers le nouveau musée du Quai Branly, il a fallu diffuser des discours méprisants à l’égard du premier. Il aurait été uniquement le fils du colonialisme, il n’aurait pas su distinguer les objets de culture et les objets d’art, etc. Affaire de presse superficielle ou de manipulation institutionnelle de l’opinion ? Les deux sans doute. Encore ces distinctions prêtent-elles aussi à de nombreux débats philosophiques, sur lesquels il importe d’insister – quitte à laisser de côté les considérations chronologiques fort bien documentées par Bernard Dupaigne.

Toujours est-il que cet ouvrage est le bien venu pour nous permettre de saisir l’histoire de ce musée, retracée en y inscrivant simultanément les noms des personnes qui s’y sont attachées et ses éléments philosophiques constitutifs : notions d’Homme, de culture, de « race », de « fétiche », etc. Nous voilà donc renvoyés à 1937, mais aussi à la prise de conscience d’une nécessité : assurer la conservation et la mise en public des objets venus de différentes régions du monde dans les bagages des ethnographes, et entassés soit dans l’ancien musée d’ethnographie du Trocadéro, soit dans les rayons du muséum national d’histoire naturelle – pour ne pas parler des objets prélevés depuis longtemps et placés, selon les époques, dans des cabinets de curiosités ou des salons. L’histoire a débouté pour partie ce musée, mais ce n’est pas une raison pour ne pas chercher à comprendre ce qu’il a été et ce qu’il a produit, en plus de son rôle central dans certaines périodes de notre historie (la Résistance). Il n’est pas exclu qu’il puisse encore jouer un rôle à notre époque !

L’auteur du commentaire historique et philosophique présenté ici est ancien directeur du laboratoire d’ethnologie du musée de l’Homme. Il y a réuni les pièces d’un dossier conséquent sur ces objets de collections, et sur ceux qui les ont rapportés : amateurs, militaires, administrateurs des colonies, ecclésiastiques, naturalistes, ethnographes. Il a reconstitué leur interprétation à dessein, selon les époques, notamment afin de faire valoir d’abord la création du musée d’ethnographie (1925), puis celle du musée de l’Homme, dans une série de mutations qui ne sont pas terminées – l’affaire du Quai Branly en témoigne –, mais qui exigent à chaque fois un type d’interprétation différent, susceptible évidemment de nous interroger d’abord sur nos – nous, occidentaux et européens – rapports avec les autres cultures et civilisations.

 

 

 

 

Voyages et prélèvement d’objets

 

S’il n’est pas certain que l’on puisse immédiatement ranger sous le même titre les objets précieux rapportés des voyages des explorateurs, durant l’époque ante-moderne, et les objets plus récemment accumulés, il n’en reste pas moins vrai que nous pouvons nous interroger sur la circulation de tous les objets entre civilisations, au sein de rapports de dominations différents, et parfois pris dans des jeux d’alliance ou des relations diplomatiques complexes. Il est vrai que de célèbres collections d’objets étranges et étrangers se sont ainsi constituées jadis : celle de Charles Quint, de Laurent le magnifique, etc. Autant de cabinets de curiosités, de cabinets des médailles, de collections princières. Les savants et autres « honnêtes hommes » avaient accès à ces collections, mais ce n’était pas sans participer à l’idéologie du « barbare » ou du « merveilleux ». En un mot, ces premières collections servaient à la fois à montrer son pouvoir – objets de luxe – et à s’instruire – objets d’un savoir qui mérite une étude épistémologique (sur la notion de collection, de merveilleux, de curiosité, etc.).

Une bascule s’opère dès lors que naît le nouvel agencement des notions de « sauvage » et de « divertissement agréable » dans l’initiation générale aux objets de ce qui devient des colonies. Par conséquent, cela nous reporte au XIXe siècle, alors que des rois défendent les projets coloniaux déjà avant les Républiques, puis veulent faire valoir les ressources de chacune de « leurs » colonies, en vue, en particulier, de former et d’informer les « futurs colons » et de se poser dans les rapports internationaux. Désormais, il est question d’affirmer la puissance économique conquérante des États européens et d’éveiller la sympathie du public pour les entreprises de la colonisation, bien plutôt que d’études particulières. Du point de vue des connaissances, en effet, l’optique est celle de savoir si les peuples « autres » sont composés d’êtres humains ou de « sauvages ». S’ensuit un nouveau regard porté sur les objets, un peu secondaires : « étranges », « idoles, « fétiches », « risibles », etc.

Car la conséquence primordiale de ces prélèvements porte sur les humains. Il est question, d’abord, d’orienter les collections progressivement construites vers les problèmes de constitution physique des humains, plutôt que vers les systèmes de pensée ou les ordres symboliques. Et l’on connaît suffisamment les « désagréments » (au bas mot) infligés aux « Hottentots » (dont la Vénus plus tardive) pour ne pas insister, tout en rappelant toutefois que, contrairement à des propos récemment entendus dans notre contexte, nous avons à affronter notre passé idéologique et guerrier d’Occidentaux (et non à l’enjoliver, le diluer ou le gommer). Ceci, au moment même où nous apprenons aussi à restituer les corps conservés de certains défunts, ainsi que des objets (masques, manuscrits, etc.), sous la pression légitime des peuples de référence, dès lors qu’ils veulent aussi reconsidérer leur propre histoire, leurs luttes anti-coloniales et leur réorganisation.

 

Philosophie de musées

 

La fascination de l’époque (XIXe siècle) pour la découverte de types physiques différents du type européen mérite une étude complète, d’autant que ces types sont fabriqués et plaqués sur l’humanité aux fins de distinctions hiérarchisantes. À cet égard, l’analyse de la constitution des musées d’ethnographie et d’ethnologie ne peut se dispenser d’avancer à partir de deux paramètres : l’existence d’objets (et donc questions diverses : volés, donnés, pris, achetés, provenances, usages, etc.), et la formation du regard qui les repère, les nomme (de diverses façons) ou les traite de telle ou telle manière (à vendre, à conserver, à rejeter). Qu’il s’agisse d’ailleurs des objets eux-mêmes ou des photographies des objets et des humains. Belle question d’épistémologie historique du regard.

À cette question appartient évidemment le registre des options choisies : notamment l’étude dite des « races » humaines. Étude qui a un double aspect : les travaux particuliers sur les êtres humains choisis et la mise en perspective de ces travaux dans une « histoire générale des civilisations », linéaire et progressive. Ce sont ses paramètres qui orientent les classifications des objets dans les musées (« primitif », « premier »...). Typique de l’époque en ce sens est la définition courante de l’ethnographie comme « science de la civilisation » (nul besoin de commenter le singulier). La différence entre l’anthropologie et l’ethnographie, toujours à l’époque, passe par la différence entre décrire des modes de vie et classer les humains selon des critères qui prennent les aspects physiques pour détermination de la « nature » spirituelle des hommes ou des peuples.

Le remaniement décisif, orientant vers la création du musée d’ethnographie du Trocadéro, s’opère sous la IIIe République. L’étude des peuples se coule désormais sous les croyances en l’Homme et le Progrès. Bernard Dupaigne détaille avec clarté la mise en place du processus qui y aboutit. Un processus difficile, et qui n’évite pas de nouvelles controverses, à l’époque et de nos jours encore. Les collections sont finalement rassemblées sous l’esprit des missions françaises. Et le 19 juillet 1880, le projet est affermi, puis effectif, non sans souffrir rapidement de manque de crédits et de personnels. Ce projet respecte les canons de l’époque, énoncés par Jules Ferry : colonisation « bénéfique aux races inférieures » auxquelles elle apporte le « progrès », et positivisme prônant la constitution de missions partout dans le monde afin d’accumuler des pièces de toutes sortes pour aboutir à des mises en scène : la salle de France (Bretagne, Poitou... option « folklore »), la salle d’Océanie, du Mexique, etc. Les sociétés savantes (Associations et Écoles) s’emparent de nouveaux thèmes : la vie de la société, la géographie humaine, l’histoire coloniale même. Mais certains résistent : Émile Durkheim, par exemple, s’élève contre l’usage du « mot race », et des débats se déploient (Marcel Mauss, Lucien Lévy-Bruhl...).

 

La naissance d’une science

 

Afin de poursuivre ce premier geste de construction d’un musée, il était nécessaire de raffiner les notions de « sciences » et « d’ethnographie ». Les philosophes, sociologues, linguistes s’attellent à la tâche. Comme il était temps de s’interroger sur la manière d’enregistrer les faits culturels dans le monde. Les pièces des collections anciennes se détériorent. Des objets nouveaux apparaissent, mais souvent fabriqués récemment tout en leur donnant l’apparence des anciens (constat de Marcel Mauss, déjà en 1913). Mais devait-on continuer à orienter les recherches en fonction des buts de la colonisation ?

Car vient le temps de la critique des entreprises et de l’évidence coloniales. Des sociétés opposées « à l’oppression coloniale » sont fondées, André Gide et Marc Allégret ou Albert Londres publient des récits terrifiants, corroborés par le rapport Brazza. Les partisans de la vieille anthropologie des races sentent le pouvoir leur échapper (pas nécessairement dans l’opinion pour autant). Dans cette ambiance, le destin du musée change, grâce à la rencontre de George Henri Rivière et Paul Rivet, et à de nombreuses expositions mises en place, qui confrontent ethnographie et artisticité. L’auteur reconstitue alors les groupes de pression qui font avancer la « cause » du futur musée de l’Homme. L’Exposition Coloniale internationale et des pays d’Outre-Mer de 1931 est ici décisive (on peut encore en découvrir les traces dans le bois de Vincennes, à préserver et à revaloriser pour une mémoire active). Au plan architectural, les photographies mettent en avant la rupture du statut du Mudée que matérialise, en 1935, la démolition de l’ancien palais du Trocadéro, au profit d’une « esplanade grandiose entre Passy et le Champ de mars », faisant droit alors au musée de l’Homme sur un des côtés de la construction.

De nouveaux débats philosophiques s’ensuivent. Certains portent sur l’usage de la notion de « science » relativement aux objets humains concernés. Ce débat était depuis longtemps engagé en Allemagne (sciences de la nature vs sciences de l’esprit) : en France, il reprend augmenté des difficultés de classement des dits objets. Un autre débat, dont on a peu rendu compte, mais que le déplacement des objets du musée de l’Homme au Quai Branly aurait du rappeler, est celui des rapports entre culture et arts. L’auteur souligne que dans l’esprit de ses fondateurs, le musée de l’Homme mariait l’esthétique et la connaissance, l’œil des formes et l’œil des concepts. Des notions esthétiques sont mises en jeu dans l’ethnographie de l’époque. Claude Lévi-Strauss insistera plus tard sur les intérêts artistiques de Rivière, duquel il précise qu’il fut sans doute un dévot des « œuvres d’art primitif ». L’anti-esthétisme qu’on a prêté au musée de l’Homme n’a jamais existé. En revanche, les catégories esthétiques référées risquaient bien de mettre en question les définitions académiques de l’œuvre d’art, puisque les fondateurs se battent pour refuser « l’infériorité » déclarée des arts premiers et populaires. L’introduction du cinéma dans la recherche ethnologique (jusqu’au rôle de Jean Rouch) facilitera des considérations plus pertinentes.

 

Résistance et après-guerre

 

Incontournable, dans cet ouvrage, est l’épisode de la Résistance, qui fait suite à la fondation effective du musée de l’Homme sous le Front populaire. Il est raconté dans un chapitre central. On y retrouve les fondateurs, mais aussi les « interdits d’enseignement » (Marcel Mauss et Marcel Cohen) par l’autorité de Vichy, l’exode, les héros anonymes (certains membres du personnel), et les femmes, parmi lesquelles Germaine Tillion, pour ne citer que la plus célèbre. Le « réseau du musée de l’Homme » est créé : « Résister ! C’est le cri qui sort de votre cœur à tous... » La revue Résistance est imprimée. Mais la police allemande démantèle le réseau et, suite à des perquisitions opérées par la milice de Darlan, les mises en détention pleuvent comme les déportations. Il faudrait évidemment commenter les raisons – citoyennes et philosophiques – pour lesquelles les ethnographes se sont mobilisés ainsi, à la fois en rapport avec leur science et leur conscience de démocrates. Nous renvoyons à l’ouvrage.

Puis vient le temps de la reconstruction. Mais ce n’est pas sans que les débats philosophiques reprennent : Ethnologie ou Anthropologie ? Ecoles méthodologique de Leroi-Gourhan ou de Lévi-Strauss ? Rôle éducatif du musée ? Part de l’art dans le discours sur les cultures ? Relations avec les autres musées ? S’y ajoutent des débats plus mesquins autour des conditions matérielles de l’existence du musée de l’Homme. Mais un débat central domine les années 1970-2000 : le débat sur l’anti-racisme. Comment se battre contre le racisme, et quelle part le musée peut-il prendre à la réduction de ce dernier ?

Vient, enfin, la bataille entre musée de l’Homme et musée du Quai Branly. Malgré la création du second, le musée de l’Homme survit, mais ses missions ne sont plus identiques à celles qui présidaient à sa fondation. Et pourtant les débats sur les conséquences de la colonisation, sur l’usage perpétué par la doxa de la notion de « race », sur les modalités de l’anti-racisme, ainsi que les débats sur les cultures et leurs rapports ne cessent d’imprégner l’opinion publique.