Dans ce troisième volume de sa tétralogie napolitaine, Elena Ferrante (derrière laquelle un journaliste a cru reconnaître Anita Raja, la traductrice de Christa Wolf) entraîne son lecteur dans l’Italie des années 70, celle du terrorisme des Brigades rouges, des luttes politiques et du féminisme. Un cadre idéal pour les deux héroïnes trentenaires dont les chemins se séparent, sans que diminue la force des sentiments qui les lient, entre amour et haine.
La géographie des sentiments
Alors qu’Elena Greco, la narratrice, et Lila Cerullo, nées en août 1944, ont grandi ensemble dans le même quartier populaire de Naples, Elena s’en extrait en poursuivant ses études après le lycée à l’École normale de Pise, en fréquentant des universitaires et des intellectuels, à Milan où sont installées les éditions qui publient son premier roman, grand succès public, même s’il ne correspond pas aux critères alors dominants de la littérature engagée, et à Florence où elle s’installe avec son mari, jeune professeur de latin dans l’université de cette ville et héritier de tout un capital culturel, pour employer les catégories de Pierre Bourdieu. Lila, pour sa part, a arrêté ses études après l’école primaire, car ses parents n’ont pas voulu qu’elle les poursuive, alors qu’elle était sans doute la plus douée des deux. Après s’être mariée à seize ans avec le riche Stefano Carracci, un homme brutal, qu’elle quitte ainsi que la vie luxueuse qu’il lui offrait en échange de sa soumission, pour devenir ouvrière dans une usine de salaisons, où elle doit affronter la condition prolétarienne dans toute sa noirceur : harcèlement sexuel, mauvaises conditions de travail, autant de visages de l’asservissement. Elle s’engage dans la lutte en témoignant devant des syndicalistes qui publient ses propos sur un tract dès le lendemain, sans se soucier des conséquences pour elle. Quand Bruno Soccavo, le patron de son usine, est assassiné, Elena soupçonne un moment Lila d’avoir cédé à la violence du terrorisme de ces années-là. Lila ne lui a-t-elle pas dit : « On a fait un pacte, quand nous étions petites : la méchante, c’est moi. »
Mêler l’intime et le politique
Au-delà de la fine observation sociologique sur tous les déterminismes qui pèsent sur la société, et encore plus sans doute sur les femmes, Elena Ferrante propose un portrait intime de toutes les contradictions de la condition féminine, dont témoigne la narratrice, confrontée à un déclassement social par le haut, et à ses ambivalences par rapport à la maternité, comme le montre ce passage, où Silvia, la mère du petit Mirko le reprend dans ses bras après le lui avoir confié : « Je sentis la chaleur de Mirko me quitter et retournai m’asseoir de mauvaise humeur, les idées embrouillées. Je voulais encore ce bébé, j’espérais qu’il se remettrait à pleurer et que Silvia me demanderait de l’aide. Mais que m’arrive-t-il ? Je veux des enfants ? Je veux pouponner, allaiter et chanter des berceuses ? Mariage et grossesse ? Et si ma mère jaillissait de mon ventre au moment même où je croyais être enfin en sécurité ? » C’est aussi toute une réflexion sur les hommes qui est menée ici : ils sont prêts à faire la révolution et à changer le monde, mais pas l’ordre des choses dans leur couple, même si le mariage n’a été que civil et non religieux, comme celui d’Elena avec Pietro Airota, ce qui n’est pas un gage d’une liberté plus grande pour elle.
De la difficulté d’être soi, et de devenir autre : les désillusions d’une transclasse
Même si elle tente d’échapper à l’influence de Lila et d’oublier les sentiments ambivalents qui les lient, Elena a besoin de ce miroir qui l’effraie autant qu’il la rassure. Un des plus beaux passages du livre tourne autour de cette difficulté d’être à soi-même son propre repère, et sur les illusions amères de la promotion sociale : « Devenir. Ce verbe m’avait toujours obsédée, mais c’est en cette circonstance que je m’en rendis compte pour la première fois. Je voulais devenir, même sans savoir quoi. Et j’étais devenue, ça c’était certain, mais sans objet déterminé, sans vraie passion, sans ambition précise. J’avais voulu devenir quelque chose – voilà le fond de l’affaire – seulement parce que je craignais que Lila devienne Dieu sait quoi en me laissant sur le carreau. Pour moi, devenir, c’était devenir dans son sillage. Or, je devais recommencer à devenir mais pour moi, en tant qu’adulte, en dehors d’elle. » Elena se trouve en effet rattrapée par son passé quand sa jeune sœur Elisa s’installe avec Marcello Solara, issu d’une famille fasciste et camorriste liée aux trafics illégaux, qu’elle avait elle-même éconduit dans sa jeunesse. Elena est terrorisée à l’idée de ressembler à sa mère, qui boite, et s’inquiète beaucoup lorsqu’une sciatique la fait boiter à son tour. « T’es sortie de ce ventre-là et t’es faite de cette chair-là ! Alors fais pas ta supérieure… », lui rappelle sa mère lors d’une scène particulièrement pénible, où toutes ses certitudes semblent s’effondrer.
Une réflexion sur la littérature : la tentation de la mise en abyme
En donnant à son héroïne le prénom de son pseudonyme mystérieux, et en faisant d’elle un écrivain découvrant toutes les faces du succès, y compris le reproche d’impudeur à cause de pages « osées » sur son initiation sexuelle, et la difficulté à écrire un deuxième livre, ou le ralliement obligatoire à tel ou tel camp idéologique, Elena Ferrante propose une réflexion passionnante sur la littérature, ses illusions et ses pouvoirs. C’est un peu comme si elle écrivait une autre version d’À la Recherche du temps perdu, comme si sa saga napolitaine prenait aussi le temps de raconter sa propre genèse, comme le montre cette conversation entre les deux héroïnes : « J’avais en tête des phrases du genre : le fil s’est brisé, ton influence magnétique et positive ne m’atteint plus, maintenant je suis vraiment seule. Mais je ne les prononçai pas. En revanche, j’avouai avec autodérision que, derrière mes efforts pour écrire ce livre, il y avait mon désir de régler mes comptes avec le quartier ; j’avais essayé de représenter les grands changements que je voyais autour de moi ; et d’une certaine façon, ce qui m’avait donné l’idée d’écrire et ce qui m’avait encouragée, c’était l’histoire de Don Achille et de la mère Solara. Elle éclata de rire. Elle me dit que le visage répugnant du monde ne suffisait pas pour écrire un roman : sans imagination, cela ne ressemblait pas à un véritable visage, mais seulement à un masque. » (p. 311-312)
Cette « époque intermédiaire », comme l’indique le sous-titre de cette troisième partie, tient donc le lecteur en haleine, en mêlant l’intrigue familiale et sentimentale à la vie politique, syndicale et intellectuelle de l’Italie d’après 1968, et de ses âpres luttes. On ne connaît pour l’instant que le titre du quatrième et dernier volet : « L’enfant perdu », à paraître à l’automne 2018, et qui devrait combler les 5 millions de lecteurs qui, dans le monde entier, lisent Elena Ferrante sans connaître son visage ni sa voix, autrement que dans son écriture
Celle qui fuit et celle qui reste. L’Amie prodigieuse III
Elena Ferrante (trad. Elsa Damien)
Gallimard, 2017
480 pages, 23 €
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