Des africanistes tentent la problématique du genre : essai non transformé en dépit de bonnes individualités.

Cet ouvrage réunit onze contributions dont l’unité tient à une volonté revendiquée de traiter "l’histoire des femmes" en "décentrant le regard vers le genre". La diversité géographique est grande : les anciennes zones de domination française en Afrique occidentale principalement, mais aussi Madagascar ou le Nigéria. Certains textes balaient même l’ensemble du continent. Chaque texte a aussi son propre système de références historiques : avant, pendant la colonisation, après les indépendances. Les méthodologies sont peu explicitées mais très diverses. Cette hétérogénéité condamne à rendre compte du recueil article par article, en suivant son plan, un plan qui a déjà dû être un casse-tête pour les coordinateurs et qui se traduit par des chapitres très larges et un peu fourre-tout.


Morale sexuelle et politique coloniale

D’un premier ensemble de quatre textes, sans doute le plus homogène de l’ouvrage, il ressort une morale basée sur une conception européo-centrée du mariage, un véritable modèle transmis avec  des nuances différentes aux garçons et aux filles ; même, et peut-être surtout, si ce modèle a connu bien des entorses.

Amandine Laura analyse les discours sur les pratiques de concubinage interracial au Congo Belge et les met en rapport avec la reprise en main de ce territoire par la Belgique en 1908 : les rapports avec les Africaines qui étaient considérés comme positifs car facteurs d’insertion sociale deviennent réprouvés, même si leur pratique se poursuit. L’impact des consignes officielles est donc faible. Francis Simonin s’interroge sur l’impact de la masculinité des administrateurs coloniaux sur les rapports avec les populations et ses conséquences sur le style de commandement : entre 1900 et 1960, les compagnes africaines ont cédé la place aux épouses européennes, le jeune célibataire disponible pour les tournées en brousse est devenu un commandant sédentaire. Après une phase de tolérance, les relations sexuelles ou affectives interraciales sont condamnées, sur fond de dévalorisation de la femme en général et des Africaines en particulier. Pascale Barthélémy et Jean-Hervé Jézéquel montrent comment l’Ecole normale de filles de Rufisque visait à procurer des épouses aux garçons issus de l’Ecole normale William Ponty : créer des ménages de lettrés en AOF, en mariant les "demoiselles frigidaires" aux "mangeurs de craie" était perçu comme un moyen d’asseoir la colonisation. Les auteurs observent pourtant que le modèle occidental était diffusé aux filles dans un discours spécifique qui touchait à la sphère privée et au rapport au corps, alors qu’il était épargné aux garçons. Violaine Tisseau étudie le métissage à Madagascar et remarque une forme d’invisibilité des filles. Les autorités coloniales s’intéressent surtout aux hommes métis qui constituent un danger potentiel en tant que "déclassés" ; les femmes, par contre, jouissent de ce fait d’une liberté plus grande pour rejoindre la société européenne.


Rapport au corps et représentations

Tel est le titre du deuxième chapitre où il est bien peu question du corps ; le lecteur doit plutôt s’attendre à une analyse assez abstraite de quelques représentations sociales. Marianne Nabaloum présente une recherche, dans laquelle le non-spécialiste de cette société a parfois du mal à se retrouver, sur les napaghaba, les femmes royales (mères, épouses, princesses) de la cour du Yatenga (Burkina Faso). Elle décrit le marquage corporel symbolique de ces femmes (coiffure, scarifications, vêtements, bijoux) et la féminisation apparente des serviteurs autorisés à les approcher. Dans une perspective radicalement différente, Erika Nimis insiste sur le façonnage très traditionnel des identités par les médias chez les étudiantes actuelles du Nigéria qui va plutôt dans le sens du renforcement des stéréotypes. Elle veut néanmoins voir dans le développement d’Internet un espoir. À travers des études de presse et des enquêtes de terrain, Susan Baller observe les mutations des représentations de la masculinité chez les jeunes urbains du Sénégal. Elle s’attarde sur l’image du lutteur Mouhamed Ndao Tyson et sur celle  de l’équipe nationale de football pour montrer combien la construction de la masculinité est complexe, s’appuyant sur l’invention de symboles et la construction d’idoles qui seront ensuite détournées puis rejetées, des images sans cesse supplantées par d’autres images.


Politique, mutations des rôles et identités

La troisième partie réunit quatre textes assez différents. Séverine Awenengo Dalberto tente d’articuler la construction identitaire joala et le genre à trois moments successifs de l’histoire de la Casamance : dans l’opposition à la colonisation, dans le mouvement migratoire et l’urbanisation et dans la revendication d’indépendance de la Casamance. Céline Panthier suit l’histoire de la mobilisation féminine en Guinée et constate que de 1945 à 2006, le fil rouge a toujours été la protestation contre les conditions socio-économiques, lorsque les femmes ne sont plus en mesure d’assurer les rôles assignés de mères et d’épouses. La conclusion rejoint celle de l’article précédent : c’est bien souvent au nom de dimensions conservatrices que les rapports de genre sont remis en cause. Odile Chantal Ekindi Chatap déplore que les associations féminines qui se sont beaucoup développées au Cameroun depuis les années 1990 n’aient pas l’impact espéré en raison d’une faible prise en compte par une gouvernance qui se contente de bonnes paroles, mais aussi à cause d’une autocensure, d’une crainte de velléités féministes. Yves Marguerat enfin, dans une fresque à l’échelle de tout le continent, dresse le tableau de l’exploitation des enfants : petits Poucets pour les garçons, plus souvent abandonnés donc plus visibles, Cendrillons pour les filles dans le cadre domestique. Il souligne la diversité des formes d’exploitation, l’ingéniosité des exploiteurs et la naissance de nouveaux modes de vie qui réunissent ces exploités.


La déconstruction annoncée n’a pas lieu

On le voit, ce numéro reste dans une perspective très sage d’étude des rapports sociaux de sexe, malgré une introduction de Odile Goerg résumant quelques étapes de la réflexion sur  la notion de genre. Devant ce constat, trois hypothèses : 1) trop attaché à mes vieux réflexes durkheimiens, je ne sais pas voir la nouveauté ; 2) ou bien le changement de problématique n’a rien à apporter, il s’agit seulement de terminologie ; 3) ou bien il n’est fécond que s’il va au bout de la logique, ce qu’il ne fait pas.  La coordinatrice du numéro le reconnaît en écrivant qu’ici ne sont pas explorées "les directions de recherche les plus récentes réfutant la dichotomie implicite véhiculée par la notion même de genre et s’intéressant aux transgenres, travestis, hermaphrodites…". Le titre du cahier sacrifie aux tendances supposées et la déconstruction annoncée n’a pas lieu.

Dommage, car chaque article est sérieux, nuancé, et les méthodologies, que l’on devine derrière les conclusions, le plus souvent solides. Sans doute s’agit-il ici de présentations de recherches en cours, ou juste achevées, qui ont fait ailleurs, ou feront, l’objet de publications plus complètes. Un numéro de revue ne devient pas un ouvrage par l’ajout d’un titre ; celui-ci garde toute sa valeur de numéro de revue scientifique mais il serait décevant pour celui qui se fierait à son titre.


--
Crédit photo: Flickr.com/ xdjio