Vito Mancuso, né 1962, mari et père car dispensé du célibat par concession papale, n’en est pas moins l'un des théologiens les plus influents en Italie. Elève du Cardinal Martini, archevêque de Milan, et de l’archevêque théologien Bruno Forte, il a enseigné à l'Université de Padoue et de Milan et il écrit régulièrement pour le quotidien La Repubblica. Son dernier livre, Il coraggio di essere liberi (« Le courage d'être libres », Garzanti, 2016) vient de paraître, et ses thèses n'ont pas manqué de susciter un remarquable débat dans l'Eglise de Rome. Nous avons profité de l'occasion pour réfléchir avec lui sur l'actualité du christianisme, ses défis et ses perspectives dans la société présente.

 

 

Nonfiction : Dans "Le courage d'être libre" vous parcourez une question centrale pour l'Occident aujourd'hui : le rapport entre liberté et volonté. Dans un cadre où toute décision économique, politique ou sociale prend forme loin des hommes communs, la participation peut être une illusion que l'homme s'offre pour se résoudre à sa mise à l'écart de la décision publique. Vous faites donc appel à Hegel et à Florenskji, mais aussi au juge Paolo Borsellino assassiné par la Mafia en 1992 : comment passe-t-on de la volonté d'être libres à la liberté réelle, pratique, ce que vous appelez la « liberté pour ».

Vito Mancuso : Sans sous-estimer les conditionnements dont nous sommes l'objet, je pense que jamais l'homme n'a pu expérimenter mieux que dans notre époque ce qu'on appelle liberté. Pour être clair, par ce terme je veux renvoyer à deux expériences concrètes: la conscience et la créativité, soit la possibilité de nouvelles initiatives. Je suis loin d'admettre que nous jouissons d'une liberté absolue: personne n'en jouit, pas même Dieu, si on entend la liberté en son sens étymologique "délaissée de liens", puisque l'être ne peut se poser qu'en relation et que tout lien est, en effet, dépendance. Je pose plutôt qu'aujourd'hui, nous pouvons parvenir à un degré de conscience de notre condition que l'humanité n'avait jamais atteint auparavant. Et je pose également que, devant nous, nous avons des possibilités concrètes de libération: livres, enseignements, expériences, informations, possibilités de contact et de voyage... Je le répète, je ne peins pas ici le meilleur des mondes possibles, je suis conscient de la crise, de la méfiance qui traversent notre époque. Toutefois, pour le dire avec Kant: “Sapere aude”, “aie le courage de savoir”. Et il faut souligner aussi la deuxième signification latine de ce verbe, sapio (savoir) : "avoir le courage de savoir", c'est aussi "avoir le courage d'avoir une saveur". C'est dans ce sens, je pense, que l'on parvient à la "liberté-pour", c'est-à-dire à la soumission à un idéal plus grand que nous vers lequel marcher, et à la lumière duquel travailler. Cet idéal, c'était pour le juge Paolo Borsellino et ses collègues l'idéal de la Justice. Il y a des forces immenses, aujourd'hui comme à l'époque impériale, qui pèsent sur nous et qui nous conditionnent ; mais de nos jours, nous en sommes plus conscients, nous sommes donc plus libres.

 

Vous attribuez au corps un rôle central dans ce parcours de recherche morale, ce qui peut paraît un peu anachronique lorsque l'on considère la place jouée par le virtuel aujourd'hui. Ce qui n'empêche pas Nous les théologiens les plus réactionnaires de critiquer fortement vos positions au sujet de l'homosexualité et de l'euthanasie. Or, si le corps revient au centre de la question morale, ne devrait-il pas s'agir, non plus du corps du Moi, mais plutôt du corps de l'Autre ? Car c'est bien le corps de l'Autre que l'actualité place au coeur des défis moraux que nous devons affronter, en nous confrontant aux 5000 corps naufragés en 2016 dans la Méditerranée, ou aux statistiques récentes sur l'augmentation des violences contre les femmes.

Peut-être avez-vous raison et suis-je hors de mon temps ou, pour emprunter les mots de Nietzsche, inactuel. Mais si on ne libère pas la théologie et la philosophie religieuse de l'obsession de l'actuel et de la mode, qui pourra lever sa tête au-delà de l'horizon présent? La pensée authentique a toujours cette double caractéristique: adhérer à son temps et avoir lieu hors de son temps. C'est d'ailleurs la seule manière de le regarder de loin, de le comprendre un peu mieux. Pour en venir à la question du corps : par "corps" j'entends la physicité et son mystère, la naissance, de la poudre primordiale, d'une organisation progressive qui a donné la vie, l'intelligence, l'amour, la liberté. Du chaos de l'énergie et de la pesanteur de la matière vient l'imprévisible élément chaotique que, dans le cadre du phénomène humain, on appelle liberté.

Evidemment le corps est également matière, donc esclavage, et votre position saisit bien la problématicité de ma pensée. Toutefois je ne connais rien de plus fiable que la logique de l'harmonie relationnelle qui a donné et qui donne encore forme à mon énergie et la rend un organisme vivant. La foi chrétienne parle, à ce propos, de "creatio continua", la foi juive et islamique font plus ou moins de même ; d'autres perspectives interprètent le phénomène différemment ; mais ce qui est remarquable est, à mon avis, cette mise-en-forme là où il n'y avait aucune forme, cette vie là où il n'y avait aucune vie, cette liberté là où il n'y avait aucune liberté. Je ressens tout l'attrait du bien, de la justice, de la beauté qui en dérive, mais où se fonde cet attrait qui constitue pour moi et pour plusieurs hommes, l'émotion fondamentale de la vie? Lorsque je renvoie à mon corps, je renvoie finalement au lieu le plus proche où nous pouvons toucher à l'harmonie relationnelle et à son action. Je sais qu'il s'agit d'une sensation à terme, je connais également les trahisons, les imperfections qui peuvent se manifester, mais rien n'est pour moi plus proche et plus rassurant. C'est l'île du soi dont parlait Buddha; la vérité qui habite dans le cœur de l'homme dont parlait Augustin.

 

Ce n'est pas la première fois que vous essayez de rapprocher science et réflexion théologique. Dans ce livre vous traversez Heisenberg, Einstein, Bohr, et vous le faites peu après des découvertes exaltantes sur la morphologie de l'univers, sur la survivance de la matière au-delà des trous noirs. Au-delà de votre initiative, où en est le débat entre Eglise et science en Italie?

Je crois que le débat entre science et vie se trouve, tout considéré, à un bon niveau. Toutefois nombreux sont les philosophes et les scientifiques qui considèrent la religion, surtout le christianisme, comme un outil périmé destiné à la rouille. Il ne manque néanmoins pas de scientifiques qui entretiennent un rapport intéressant avec la recherche spirituelle. Je pourrais nommer le physicien théorique Claudio Verzegnassi de l'Université de Trieste, qui a longtemps travaillé au CERN de Génève, ou les chercheurs qui se déclarent explicitement croyants comme Ugo Amaldi, qui est au CERN depuis 1960, et Fabiola Gianotti, la directrice actuelle du CERN. Je pourrais aussi citer, pour passer à la biologie, Elena Cattaneo, l'une des meilleures chercheuses dans le milieu des staminales, et par ailleurs sénatrice à vie.

Il est certain que, comme nous l'apprenons du travail et des vies de Copernic, Galilée, Kepler, Newton, Mendel, Pasteur, Faraday, Maxwell ou Planck, la tension vers la vérité, la beauté et l'harmonie fait partie de la recherche scientifique, et qu'elle est en même temps une recherche spirituelle : tous les scientifiques que je viens de nommer étaient ouverts au transcendant. Si aujourd'hui cela nous paraît différent, c'est à cause de l'arrogance de l'Eglise dans le passé (ce qui a porté, parfois, à des crimes véritables, comme dans le cas de Giordano Bruno ou Galilée) et pour la difficulté de la doctrine actuelle à mettre à jour sa vision du monde. Il faudrait que le Pape et les évêques se souviennent de l'exemple de Teilhard de Chardin, qu'ils ne craignent pas l'évolution de la doctrine, puisque l'évolution est la loi de la vie et que ce qui n'évolue pas, meurt.

 

Si l'Eglise doit penser le présent, elle doit aussi contribuer à imaginer le futur de l'Europe. Quels sont les paris les plus importants, dans le milieu philosophique et théologique, concernant l'Europe qui vient? Cette question ne manque pas d'ombres, mais dans votre parcours de recherche vous n'avez jamais montré aucune crainte des zones obscures - au point d'ailleurs qu'on pourrait trouver qu'il y a dans votre livre trop de Max Weber et trop peu d'humour, "un sourire à moitié", pour reprendre vos mots. De ce point de vue votre livre rappelle la phrase de Bacon, le peintre des papes : "J'ai toujours voulu peindre un sourire mais je n'en ai jamais été capable".

C'est vrai, dans mon livre il n'y a pas assez d'humour, même si j'en fais l'éloge, d'ailleurs il n'y a jamais assez d'humour. Pour ce qui concerne l'Europe, il y a très peu à sourire. Mais c'est précisément pour cela qu'il faut que la théologie et la spiritualité redécouvrent leur actualité: il est nécessaire qu'elles arrivent à réinsérer les sourires et les demi-sourires dans le monde présent. Je crois que c'est très urgent.

La théologie est aujourd'hui confrontée à plusieurs défis. Les questions ecclésiastiques d'abord, qui concernent le gouvernement intérieur de l'Eglise, à commencer par la question du rôle de la femme dans l'Eglise. Les questions théologiques ensuite, notamment le dialogue œcuménique entre les différentes obédiences chrétiennes, mais aussi le dialogue avec les autres religions, pour construire une vraie réponse au nihilisme. Et surtout, il faut retrouver une écoute attentive de la science afin de collaborer avec elle pour la sauvegarde de l'environnement (un bon exemple, à ce propos, est l'encyclique « Laudato sii » du Pape François). Avant tout, le défi se joue sur le terrain de l'intériorité humaine, de ce que traditionnellement on appelle « âme spirituelle »: c'est à cette dimension que nous devons nous adresser, pour engendrer de la consolation, de l'humour, de la joie de vivre.