Où pouvons-nous découvrir le pouvoir ? Est-ce toutefois la bonne question ? Que signifie ce renvoi à une localisation ?

A bien y réfléchir, il y a quelque chose de fascinant dans les usages et mésusages de la notion de « pouvoir ». L’objet qu’elle est censée désigner intrigue ou révulse. il en attire certains, qui considèrent le pouvoir comme ordonnateur (dogmatisme). D’autres se tiennent sur leur garde et cherchent à contourner le pouvoir ainsi que sa notion, sous prétexte qu’il renvoie à une obéissance forcée ou à une toute-puissance impersonnelle (scepticisme). D’autres encore s’y soumettent, par fatalisme, par duperie, ou par l’enchantement d’une servitude volontaire. Quant aux enfants, ils rêvent de superpouvoirs.

A un certain niveau, tous s’accordent cependant sur la croyance en une essence du pouvoir, comprise à partir du lieu où l’on croit qu’il s’exerce. Ou plutôt, peu nombreux sont ceux qui renoncent à ce type d’analyse métaphysique, au profit, par exemple, d’une théorie des rapports de pouvoir à l’œuvre dans telle ou telle société et selon telle ou telle histoire. Nos manières d’orienter notre désir d’intelligibilité du pouvoir nous conduit le plus souvent à le cantonner dans des lieux repérables, au risque de lui assigner une cause unique : l’Élysée ? Les associations patronales ? La City ? Le bureau du directeur ? Certes, mais qui peut dire où réside par exemple le « soft power », cette capacité d’influence qui n’use (directement) d’aucune force de contrainte ?

Or se demander où le pouvoir trouve sa source, comment il se diffuse dans telle société et quel est son lieu n’exige pas nécessairement d’envisager des endroits concrets. Il est des lieux qui ne correspondent pas à des localisations physiques, parce qu’ils désignent surtout des rapports sociaux et qu’ils sont variables en fonction des rapports de force qui tiennent à telle ou telle situation. Pour penser un « pouvoir » que l’on enracine si volontiers dans un des lieux, il convient donc de tenir compte de cette possibilité de dématérialiser la notion de lieu, comme il y a des « lieux communs » en rhétorique ou des topographies qui ne sont pas localisables, comme celles de l’inconscient.

 

Lieux ou relations ?

Croire que l’on peut toujours localiser ou territorialiser le pouvoir est sans doute une faute théorique et politique qui indique que l’on est dupe des récits par lesquels le pouvoir justifie son exercice – le pouvoir est ainsi « habillé » par eux, mais la fin des récits met le pouvoir « à nu » –, alors que de nombreux philosophes ont tenté de déplacer la réflexion vers une interrogation sur l’origine des rapports de pouvoir, sur leur légitimité et leur mode de fonctionnement par irradiation de l’ensemble du tissu social. Mieux vaut par conséquent parler de l’exercice du pouvoir (qui l’exerce ?) ou des maillons du pouvoir (qui exerce son pouvoir sur qui ?). Certes, beaucoup rêvent de « prendre le pouvoir », mais ils savent bien que le pouvoir n’est pas toujours là où il se proclame. Trop souvent, des révolutionnaires cherchent encore à localiser le pouvoir alors que celui-ci n’est pas assignable à un lieu unique depuis lequel il exercerait sa pleine souveraineté. Et que dire de la démocratie ? Ici, le lieu du pouvoir n’est-il pas le « peuple » ? Mais si le « peuple » est bien tout, il n’est pourtant nulle part.

En ce sens, on pourrait suspecter le titre choisi pour cet ouvrage qui nous restitue les actes de 13 contributions au 27e Forum Le Monde/Le Mans de 2016, présentées par Jean Birnbaum qui en assure l’introduction. Leur indéniable qualité est moins cruciale à relever que l’ordre dans lequel le directeur d’édition les propose. Cet ordre – du pouvoir au pouvoir politique, de celui-ci au pouvoir du renseignement, de ce dernier au pouvoir de la littérature et de la fiction, en particulier dans Game of Thrones, en passant par le pouvoir dans la société Kanak – dessine un potentiel de réflexion que le lecteur suivra avec intérêt, puisqu’il met au jour ce que beaucoup, ces derniers temps, classent sous le titre des secrets du pouvoir, favorisant trop de discours sur les complots qui seraient destinés à déstabiliser ceci ou cela (« on nous cache tout »).

 

L’extension de la notion de pouvoir

Presque toujours, « pouvoir » s’identifie à « politique », à la sphère publique ou à la « classe politique » institutionnelle, voire à l’État ; et ceci que l’on renvoie à la démocratie (la parole au milieu, l’exercice contrôlé du pouvoir) ou non (le chef du totalitarisme, l’excès de pouvoir), selon un automatisme dont on se demande s’il résulte d’une histoire particulière ou d’une sorte de servitude spirituelle volontaire.

Et pourtant, on peut (on doit) étendre la notion de pouvoir. On peut aussi chercher à s’en passer. Une excursion dans les dictionnaires courants de langue française insiste sur un champ lexical comportant un verbe et un substantif, la permission (« je peux faire ceci ou cela »), tout autant que l’interdit (la raison d’État). Mais simultanément, ces dictionnaires laissent le lecteur devant un paradoxe : plus l’analyse s’affine, plus la notion de pouvoir se dilue, puisqu’on finit par la voir se loger, sans aucun doute à juste titre, dans chacune des sources qui façonnent notre environnement : les techniques, les sciences, les sexes, etc. Enfin, leur lecture attentive permet d’entrevoir aussi que, du pouvoir, on ne doit pas parler uniquement en termes de détention ou de conquête. On doit référer avant tout aux rapports de pouvoir et à leurs dynamiques.

En un mot, la question du pouvoir mérite d’être reprise sans cesse, d’autant que les auteurs font des efforts pour élargir l’adresse de leur discours et faire partager le plaisir de disserter sur la notion, en conduisant les lecteurs au travers de ses arcanes, de ses usages, de la pensée de nombreux philosophes de référence. On notera d’ailleurs une constante dans les propos des auteurs convoqués dans ce volume. La théorie politique évite désormais de penser le pouvoir en termes d’entité ou de substance. Rien de tel que « le » pouvoir n’existe, précise chacun. Il n’est pas une propriété possédée par un sujet. On ne peut le détenir, le posséder ou l’acquérir comme un objet. Les auteurs le réfléchissent plus précisément en termes de relations – par conséquent modifiables, chaque fois contingentes et réversibles –, de commandement et d’obéissance. De Claude Lefort à Michel Foucault, l’examen du pouvoir se fait délocalisation, ce qui évidemment n’implique pas une absence de réalité, mais force à l’envisager autrement.

 

Du verbe au substantif

Il convient d’insister aussi sur la mutation du verbe (transitif) en infinitif substantivé. Le verbe réfère à l'exercice effectif d'une action : pouvoir de faire, ou pouvoir de dire quelque chose qui s'oppose au laisser-aller ou à ce qui est seulement. Notons alors que ce verbe n’a de signification que relationnelle. L’infinitif substantivé (traduisant potentia, la force physique qui agit sur un corps, et potestas, le droit ou le pouvoir sur) désigne un rapport contrôlable entre des hommes (et non pas, effectivement, une essence), dans le cadre de la cité, arrachant l'homme à la violence de la nature.

Où l’on observe qu’il est donc bien nécessaire de disposer d’une conception dynamique et relationnelle du pouvoir. Car, la question du pouvoir (qui n’est donc pas réductible au seul pouvoir politique) est moins celle de son existence (un rapport) que celle de son exercice et de sa légitimité : quel sujet exerce un pouvoir sur quel objet, en vue de quel projet ? Mais « un » pouvoir (familial, social, économique, religieux, intellectuel) n'est pas encore « le » pouvoir, comme on dit : exercer « le » pouvoir (cette fois, politique : y compris, contraindre les dominés à se percevoir selon les catégories fictionnelles imposées). Ainsi, clairement, « le » pouvoir est moins une chose (une propriété, on « a » le pouvoir), qu'une instance sociale fragile (une relation) exerçant une efficace et ayant besoin d’un consentement pour assurer sa durée. De là l’étude nécessaire d’autres concepts : autorité, domination, obéissance, croyance, illusion de la puissance, voire de la force, etc. À condition de les réfléchir dans les rapports sociaux, au milieu des intérêts, des rivalités et des échanges, des rapports interpersonnels.

 

Démystifier le pouvoir

Malgré cela, la formulation de la question en termes de « lieux » du pouvoir a cependant un avantage : elle porte l’accent sur un fonctionnement profane du pouvoir qui laisse moins de place aux idéologies mystiques et magiques.

C’est ce pourquoi il fallait aussi s’attaquer aux discours des citoyennes et des citoyens sur le pouvoir. Notamment à l’imaginaire du « machiavélisme » (que nul ne confond avec la pensée de Nicolas Machiavel) qui implique en permanence que beaucoup ne parlent du pouvoir qu’en termes de ruse, de mensonge ou de calcul. Les pratiques politiques semblent très souvent liées uniquement à des agissements pervers. La politique serait donc intrinsèquement perverse ! Cet imaginaire, il est vrai, coïncide avec une mise en accusation du pouvoir et de la politique. Or en détaillant les traits de ces images, on s’aperçoit qu’une telle représentation collective relie le pouvoir au mal, installe ceux qui l’exercent dans une position d’extériorité, et fonde la tentation complotiste.

Déplacer l’interrogation des lieux vers les relations de pouvoir ne consiste cependant pas à revendiquer une illusoire transparence, qu’on l’appuie ou non sur l’adage romain : Quod omnes tangit, ab omnibus tractari et approbari debet (« ce qui touche tout le monde doit être considéré et approuvé par tous »). Transparence d’ailleurs de quoi ? Peut-elle tout éclairer ? Comment différencier secret et discrétion ? Il faut remarquer ci que la transparence a longtemps été la justification du pouvoir totalitaire. Au lieu de se demander si le pouvoir est par essence trompeur, il vaut mieux examiner quels sont les rapports de la vérité avec le domaine public, ainsi qu’avec le principe de publicité (opposé au secret du pouvoir arbitraire du Prince, dans le cadre de la philosophie des Lumières), et comment la visibilité des affaires publiques est devenue une variable stratégique.

 

Et la démocratie ?

Que l’on adhère ou non à la philosophie politique de Claude Lefort, qui a servi à forger l’argumentaire du Forum, il n’en reste pas moins vrai que la démocratie a une spécificité : le pouvoir s’y tient partout et nulle part. Il n’appartient à personne, et ne peut être incarné que momentanément par ceux qui l’exercent. Lefort en parlait en termes de « lieu vide ». L’expression est d’autant plus intéressante que l’absence de garanties transcendantes dans les principes démocratiques même voue ce pouvoir à mettre au jour les conflits qui structurent la société.

Pour autant, on peut disserter autant qu’on veut sur la démocratie, il n’en reste pas moins vrai que celle-ci, de nos jours, est confrontée à plusieurs sortes de pouvoirs, notamment le pouvoir de collecter et de traiter des informations concernant chacun d’entre nous, vie privée et vie publique confondues. Ce qui va bien au-delà des analyses assez anciennes des médias. Des affaires récentes obligent à réfléchir sur ce plan (Wikileaks, NSA...). C’est évidemment le pouvoir de recueillir des données relatives aux individus et surtout de les traiter et d’en faire usage qui est en question. Mais on ne peut traiter ce problème sans remarquer que de nombreux concitoyens ne sont pas sensibles à cet aspect de la modernisation technique lorsqu’ils consultent un site commercial sur Internet, utilisent un portable en autorisant sa localisation, confient des renseignements à quelques institutions. S’agit-il d’un retour de la servitude volontaire au cœur même des démocraties ? Surveillance et renseignement – bien au-delà des écoutes et des conspirations traditionnelles – ne semblent plus suspects, surtout depuis que certaines terreurs traversent la société et sont, de surcroît, accentuées par les politiques.

Nul doute que cet ouvrage permettra à de nombreux lecteurs de faire le point sur leur conception du pouvoir. Les aspects brassés par les différents auteurs couvrent un champ assez vaste, rappelant que le pouvoir est relation, multiplicité. Mais aussi qu’il est nécessaire d’apprendre à reconnaître ses formes illégitimes pour s’en émanciper.