Une histoire de Noël au long cours pour comprendre que les crèches et les sapins n'ont pas toujours fait partie de la fête.

Noël, son sapin, ses cadeaux, ses lumières, ses repas où le foie gras côtoie joyeusement la traditionnelle dinde. Comme dans un écrin qui les figerait dans le temps, les symboles ritualisés de la fête noëlique semblent indiquer l'étonnante stabilité des traditions. Pourtant, loin de l'imagerie d'Épinal du 25 décembre, et contre cette vision anhistorique de Noël que notre modernité consumériste n'a pas peu contribué à entériner, Alain Cabantous et François Walter se proposent d'écrire l'histoire d'un fait social total depuis l'Antiquité. Avec beaucoup d'érudition, ils décortiquent les scansions chronologiques d'une fête dont les évolutions ont été profondément contrastées selon les aires géographiques : Noël n'est pas le même en Provence ou dans les espaces germaniques, de même qu'il ne revêt pas les mêmes significations chez les catholiques, les luthériens, les calvinistes ou les anglicans. Cette histoire de Noël au long cours, rendue possible par l'entrecroisement des sources administratives, judiciaires, ecclésiastiques, littéraires ou musicales, fait apparaître des temps sociaux discontinus et des rapports pluriels à la fête.

 

Pourquoi le 25 décembre ?

Dans l'Antiquité, la date de naissance importait moins que celle du décès (à Rome, on ne souhaitait l'anniversaire qu'à l'empereur), si bien que des affirmations contradictoires et des fixations aléatoires se sont longtemps succédées avant que la fête de Noël ne s'impose à la chrétienté au IVe siècle. Le pape Libère l’avait en effet placé à la date du 25 décembre en 354, et cette date a été officialisée par le concile de Constantinople en 381, à l'instigation de l'empereur Théodose. Mais nombre d'auteurs ont affirmé que cette date avait été fixée en 336, à la fin du règne de l'empereur Constantin, pour s'opposer aux cultes solaires païens. En réalité, la préoccupation des ecclésiastiques consistait moins à neutraliser les fêtes païennes des Saturnales et des calendes de janvier qu'à trouver une date « libre » entre les deux cycles de fêtes. Noël n'était pas simplement un substitut et un avatar du paganisme dans la mesure où, comme l'a bien démontré Hans Förster, papyrologue et coptologue, la spécificité même du 25 décembre consistait précisément à se démarquer des cultes païens, mais aussi du 6 janvier de l'Église d'Orient.

 

Ordres et désordres de Noël

Après l'institutionnalisation de la fête, la codification des rituels et des célébrations noëliques est rapidement devenue une nécessité pour les autorités ecclésiales, dans leur effort pour imposer un nouveau rapport au temps de l'office avec la messe de minuit, mais surtout une nouvelle grammaire sensorielle. Alain Cabantous et François Walter consacrent des pages passionnantes aux modifications de l'environnement domestique qu'avaient inexorablement entraînées les festivités de Noël, de l'ornementation des églises aux spectacles urbains imitant la Nativité, en passant par les cantiques, musiques « populaires » et savantes, mais aussi les nombreux pétards qui dessinaient un paysage sonore singulier.

La fête de Noël est aussi celle de tous les excès et de tous les désordres, alors même que son déroulement nocturne est source d'inquiétude pour les autorités. Les témoignages de l'époque moderne, laïcs comme ecclésiastiques, abondent de descriptions outrées d'ambiances grivoises et débridées. L'abbé Jean Muret, de passage à Madrid en 1666, écrit ainsi que « Noël est la fête la plus scandaleuse de toute l'année. Elle ne sert qu'aux rendez-vous, à une ivresse presque générale et à des comédies dont on choisit l'autel pour théâtre et dont les religieux sont eux-mêmes les acteurs », tandis que Madame Cradock, en 1784, sort indignée d'une messe de minuit marseillaise où « quelques uns éteignaient les cierges » pendant que « d'autres les rallumaient ». Dans le sillage de la Réforme, les pouvoirs ecclésiastiques avaient tenté d'encadrer ces débordements qui mettaient à mal le cadre solennel requis pour la liturgie, mais ils ne pouvaient complètement éradiquer des pratiques populaires liées à Noël, solidement ancrées dans les sociétés rurales et urbaines, qu'il s'agisse de la fête de l'âne   ou encore de l'élection de l'évêque des Innocents   . Puisque ces manifestations excessives inhérentes aux réjouissances de Noël dépassaient largement le cadre de l'église, c'étaient aux pouvoirs urbains de parer à tout ce qui pouvait dévoyer la nature de la fête.

 

Instrumentalisations de Noël

Les deux historiens rappellent surtout à quel point l'histoire de Noël est indissociablement celle de ses réappropriations politiques. L'Enfant-Jésus, dès sa naissance, est en effet associé à la royauté, sans oublier que la figure des Rois mages a irrigué les imaginaires monarchiques, notamment à partir des XIIe et XIIIe siècles, lorsque les souverains germaniques ont explicitement assimilé les Mages au culte royal.

Bien au-delà des phénomènes d'associations rhétoriques ou allégoriques, et bien avant la standardisation mondialisée et sécularisée de Noël, la célébration de Noël n'a cessé d'être instrumentalisée à des fins politico-idéologiques. Au XIXe siècle, lorsque la création des identités nationales ancre les agendas politiques dans des configurations de pouvoir qui font la part belle aux dimensions symboliques, Noël perd de sa substance religieuse en même temps que la fête va servir à souligner des spécificités nationales. Si un article de l'Illustrierte Zeitung du 24 décembre 1853 affirmait témérairement que « la fête allemande de Noël est l'un des plus beaux traits de notre nationalité », l'unification allemande allait accentuer les expressions nationalistes de la fête noëlique, constituant le terreau du mouvement völkisch. Mais les réappropriations folkloristes dont la particularité était de soustraire Noël à ses origines religieuses, ont durablement marqué l'ensemble des sociétés occidentales autant qu'elles ont témoigné de l'intégration d'éléments culturels extrêmement hétéroclites.

 

Ancienneté de la fête familiale

Les auteurs reviennent enfin sur un lieu commun de l'historiographie et des représentations : celui qui aurait fait du XIXe siècle le moment de transition entre une époque où Noël était par définition une fête collective et l'ère contemporaine de la fête familiale. Or, on se retrouve dans l'intimité bien avant que Charles Dickens n'écrive son Christmas Carol, et si la chronologie et la géographie de cette transition varient considérablement, il n'en demeure pas moins que la recherche d'une cohésion familiale autour des cadeaux, des repas, de la crèche domestique, était une réalité sociale et culturelle antérieure à la société urbaine et bourgeoise du XIXe siècle. Certes, ces pratiques étaient profondément distinctives sous l'Ancien Régime, et signifiaient des écarts sociaux aigus que les deux historiens traquent avec beaucoup de finesse, mais toujours est-il qu'« il existait une fête de famille avant que celle-ci ne se transformât en fête de la famille »   .

Ce livre, à mettre entre toutes les mains, se montre donc attentif non seulement à mesurer des distances sociales, mais aussi à souligner des décalages géographiques et chronologiques dans la diffusion des objets et des symboles noëliques. En contrepoint de la crèche, omniprésente dans le monde catholique, le sapin a été l'apanage du monde germanique, voire luthérien, et s'est diffusé progressivement par le truchement de la noblesse allemande (en Angleterre par exemple), même si cette diffusion a été plus lente et difficile dans l'espace méditerranéen. Mais crèche ou sapin, force est de constater que leur introduction dans la sphère domestique a été finalement très tardive !

 

Ces différences de temporalités, ce foisonnement de traditions nationales et régionales et ces imbrications d'échelles démystifient ce leitmotiv du calendrier qu'est Noël, et font surgir au contraire sa profonde historicité. À l'heure où les pratiques de réjouissances se standardisent et altèrent les particularités locales, il n'était pas malvenu de souligner ce que cette fête a de si divers, même lorsque sa signification originelle a été occultée par différents processus historiques. Ce que nous croyons immuable ou prétendument ancien est en réalité souvent bien plus récent qu'on ne le pense, et Noël n'échappe évidemment pas à cette invention de la tradition   . Vous voilà donc armés pour jouer les rabat-joies au repas de Noël... Que je vous souhaite cependant le plus joyeux !