La meilleure introduction en langue française à un champ d’études qui, depuis les années 1990, est certainement parmi les plus décisifs pour la philosophie politique.

Cosmopolitisme et démocratie se propose d’examiner les réponses qu’apporte le cosmopolitisme contemporain, dans le contexte de la globalisation, à la crise de la démocratie. Il a le double avantage de la clarté et de la lucidité face aux critiques, dites réalistes, qui lui sont opposées. Il faut dire que les directeurs, tous deux spécialistes reconnus de cette problématique, ont su faire appel à deux contributeurs de premier plan, Etienne Balibar et Jean-Marc Ferry. La réunion de ces talents donne sans doute la meilleure introduction en langue française à un champ d’études qui, depuis les années 1990, est certainement parmi les plus décisifs pour la philosophie politique.

 

Quelques objections au cosmopolitisme

Le cosmopolitisme   , on le sait, a fait l’objet d’accusations plus ou moins consistantes. On lui a, notamment, reproché d’être foncièrement anti-démocratique, en raison de la tension entre l’affirmation des droits de l’homme, posés comme axiome du cosmopolitisme, et le principe démocratique reposant sur la souveraineté populaire et sa traduction par le biais des modalités majoritaire et représentative. L’idée sous-jacente est  ici que les hommes souhaiteraient naturellement vivre dans des communautés constituées dont l’exemple paradigmatique est la nation démocratique. Cette dernière seule pourrait permettre d’éviter la vacuité à laquelle nos sociétés seraient vouées en s’émancipant, au sein d’entités juridico-politiques supranationales, de la médiation de la nation. 

Une autre objection fréquente porte sur l’universalité abstraite et désincarnée qui serait au fondement du cosmopolitisme. C’est ce que dénonce Rousseau lorsqu’il pointe une occultation du politique au profit d’une métaphysique du genre humain : « Nous concevons la société générale d’après nos sociétés particulières, l’établissement des petites Républiques nous fait songer à la grande, et nous ne commençons proprement à devenir hommes qu’après avoir été citoyens. Par où l’on voit ce qu’il faut penser de ces prétendus Cosmopolites qui, justifiant leur amour pour la patrie par leur amour pour le genre humain, se vantent d’aimer tout le monde pour avoir le droit de n’aimer personne »   . Autrement dit, la trop grande généralité de l’idée d’humanité serait incapable de servir de justification à l’action publique, car « vouloir politiquement c’est d’abord vouloir en tant que peuple, c’est-à-dire souverainement, parce que la volonté ne peut se laisser borner par une représentation déjà existante, fût-ce celle de l’égalité absolue entre les membres du genre humain »   . Nous verrons infra comment Jean-Marc Ferry affronte la délicate question de la souveraineté.

J’évoque enfin une dernière objection (mais la liste n’est évidemment pas exhaustive) : on a pu écrire que l’ouverture d’esprit du cosmopolitisme ne faisait que dissimuler une affinité historique avec l’impérialisme   . Les  stoïciens, plutôt que de considérer l’humanité commune comme étant la source d’une égalité de statut, auraient cherché à étendre la cité grecque, autrement dit à imposer leurs standards moraux aux non-Grecs. Ce dernier point est crucial et il constitue une grande partie de la forte contribution de M. Fœssel   .

 

Paix perpétuelle et cosmopolitisme

Dans la période contemporaine, on a fortement mis en cause les guerres menées au nom des droits de l’homme (dans Justice et droit à l’échelle internationale, Stéphane Chauvier parle de « police cosmopolitique »), nonobstant l’objectif de rétablissement d’un ordre pacifique voulu par les organisations internationales. On doit se demander si une guerre menée au nom de l’humanité, autrement dit d’une morale universelle, n’est pas, en ne s’avouant pas comme telle, plus indéfendable encore que toute autre. C’est évidemment le sens de la critique adressée au cosmopolitisme kantien par Carl Schmitt. Réfuter l’argumentation de celui-ci est donc un chemin obligé.  

Schmitt considère que se référer à l’humanité pour justifier une ingérence humanitaire fait perdre au droit international, en le pénalisant, son rôle de modérateur juridique des conflits entre Etats. Le droit de déclarer la guerre, élément essentiel de la souveraineté étatique, est ainsi abandonné à des institutions agissant au nom des droits de l’homme. Dès lors, l’adversaire se trouve criminalisé en tant qu’ennemi de l’humanité. Ce processus de criminalisation a pour conséquence l’extension du domaine de la guerre puisque se multiplient les motifs d’intervention. 

L’analyse de Schmitt ne manque pas de cohérence, et l’on aurait tort d’ignorer les risques d’augmentation des conflits fondés sur la défense des droits de l’homme, ces derniers justifiant des moyens que rien ne saurait limiter. Néanmoins, les conflits classiques entre Etats ne font-ils jamais appel à des valeurs suprêmes, à l’exaltation d’une certaine morale, à la défense d’une foi religieuse contre ceux qui n’y souscrivent pas ? Reste ce qui est décisif dans le point de vue anti-cosmopolitique de Schmitt, c’est-à-dire son refus de voir aboli l’effort moderne pour soumettre la guerre à des conditions juridiques contraignantes. C’est, M. Fœssel y insiste, confondre cosmopolitisme et paix perpétuelle. Le premier, à l’évidence, chez Kant notamment, prime sur la seconde, à condition d’entendre par cosmopolitisme « la tentative philosophique et juridique de faire du monde un concept juridiquement normatif »   . Autrement dit, le citoyen du monde, avant d’être une victime possible des souverainetés étatiques, est « le “citoyen” d’une constitution non écrite qui s’impose à tous les Etats »((ibid.)). La paix perpétuelle est donc la conséquence de l’impératif juridique. Elle n’est pas l’objectif de la régulation juridique mais son résultat (la régulation par la loi universelle exclut le recours à la violence). Ne pas le comprendre expose à refuser la distinction entre droit et morale, centrale dans le cosmopolitisme kantien, ainsi que l’a reproché Habermas à Schmitt. 

Si donc le droit constitutionnel public doit franchir les frontières, c’est en raison de la nécessité de la rencontre entre les hommes, nécessité liée au fait que, pour parler comme Valéry, « le temps du monde fini commence ». Si la Terre était illimitée, peut-être pourrait-on se passer de régler juridiquement les relations humaines. A la finitude du monde s’ajoute l’argument de la communauté originaire du sol, développé dans le troisième article définitif du Projet de paix perpétuelle (1795) et repris dans la Doctrine du droit((paragraphe 62)). Cet argument désigne l’égalité de tous devant le sol, ce dernier n’appartenant pas de manière nécessaire à tel ou tel habitant ou telle ou telle nation. La « possession commune de la terre » fonde par conséquent le principe du droit de visite, lequel, chez Kant, est le droit à ne pas être traité en ennemi dans le pays que nous traversons. On trouve chez Ulrich Beck une traduction de cette idée dans sa formule « il n’y a pas d’indigènes »   . Formule d’autant plus heureuse que l’hybridation des sociétés non seulement n’est pas un phénomène nouveau mais représente le processus normal de l’histoire. Beck poursuit : « Tout autochtone a commencé comme immigrant chassant les indigènes avant de revendiquer pour les “ressortissants de souche” un droit naturel à l’autoprotection contre les intrus étrangers. Si l’interpénétration arabe, juive et chrétienne était déjà la règle dans l’Antiquité  à tel point qu’il aurait été difficile de faire une distinction entre les “religions” et les “cultures”, pendant l’ère nationale ces dernières allaient pourtant devenir des concepts essentialistes bien distincts »   .

 

Le cosmopolitisme : une citoyenneté renforcée

Nous sommes bien là au cœur du sujet : est-il envisageable de concilier le principe d’universalité des droits humains, lequel, par définition, s’applique quelle que soit la nationalité des individus, et l’exclusivité des devoirs politiques liant les concitoyens entre eux   ? Si l’on voit dans la citoyenneté un principe d’exclusion et, donc, l’acceptation d’une différence de traitement politique, ce principe semble constituer les fondements d’une impossibilité théorique du cosmopolitisme, en même temps qu’il conteste l’idée d’une égalité morale de chaque individu. Ce dilemme est classique en philosophie politique  

Cette apparente aporie n’est surmontable, autrement dit l’égalité morale respectée, qu’à la condition, nécessaire et suffisante, que chaque être humain bénéficie de droits politiques au sein d’une communauté politique. L’indignation morale peut être relayée par une réponse collective qui a sa place dans les institutions et devient ainsi une affaire de justice. Il importe d’interroger une image de la normalité, celle d’un individu appartenant à une communauté politique nationale. Or peut-on tenir pour acquis une telle image au moment même où les crises migratoires accroissent considérablement la vulnérabilité de parties massives de la population mondiale ? Il est certain que contester le périmètre de la citoyenneté revient à remettre en cause notre conception de l’obligation politique. Peut-on réellement définir cette obligation en dehors de la communauté des citoyens ? 

C’est précisément contre l’arbitraire de la naissance que se sont fondés les progrès de l’égalité politique au sein des nations. Faudrait-il limiter ces progrès aux frontières nationales, lesquelles sont vues par de nombreux auteurs comme un authentique privilège   ? La réalité de notre monde profondément inégalitaire suggère qu’il pourrait y avoir « des devoirs politiques de justice qui ne seraient pas limitées aux concitoyens, et donc un partage des institutions créatrices de lois et d’obligations au-delà des frontières nationales. Les devoirs politiques pourraient naître, non pas des institutions nationales, mais de certains faits du monde – par exemple la réalité de l’interaction économique ou géographique entre individus »   . Manque-t-on de réalisme en émettant pareille hypothèse ? Ce reproche récurrent paraît négliger le fait que la justice politique intérieure n’est en rien un fait de nature mais résulte au contraire d’un long processus dont le fait sans doute le plus marquant est l’existence d’un Etat-providence. Ce dernier a largement modifié les pratiques de solidarité en permettant que soit assumé par la collectivité ce qui relevait d’entités plus réduites, telles la famille, la paroisse, la corporation. Il est aisé d’observer aujourd’hui la création d’institutions multilatérales, suscitées par l’augmentation de l’interdépendance, afin de gérer les ressources naturelles transfrontalières, de réguler les zones économiques régionales ou encore d’instaurer des cours pénales internationales. Ainsi la dimension nationale se trouve dépassée par la considération de contextes locaux et non par celle de l’universalité. Ce « cosmopolitisme par le bas », comme l’ont décrit des auteurs tels que Robert Holton ou, surtout, Daniele Archibugi et David Held, se fonde donc sur des interactions concrètes que les institutions viennent généraliser. Les flux, qu’ils soient économiques, culturels ou familiaux, modifient en profondeur les contours de la communauté politique obligeant à redéfinir nos principes de justice en élaborant un nouvel équilibre « à partir d’un matériau suffisamment riche de situations concrètes et de revendications de justice contextualisées »   . Il est en effet difficile de nier que sur des questions de justice tout à fait fondamentales, l’ensemble des individus concernés ne coïncide pas avec les frontières des Etats. 

Le cosmopolitisme peut donc être perçu comme une exigence de citoyenneté renforcée puisqu’il « recouvre des revendications qui sont en excès par rapport aux droits formels garantis par la seule nationalité »   . C’est en tant que « travailleurs », défenseurs des droits de l’homme, écologistes, etc. que militent des individus organisés dans la société civile. Et en formulant des exigences juridiques indépendantes de leur appartenance nationale, ils se déclarent citoyens du monde. On peut ainsi produire de nouvelles normes opposables aux États, aux groupes ou aux individus dont les activités y dérogeraient. Au fond, l’exigence de citoyenneté naît bien souvent du refus d’une condition sociale devenue intolérable. 

C’est ainsi que s’est constitué, disons à partir de Kant, le cosmopolitisme moderne. Celui-ci fonde le statut de citoyen du monde sur une exigence strictement juridique, celle de la pacification des interactions entre les individus, aucun lien entre les individus ne devant être abandonné à la violence de l’état de nature. A partir du moment où les interactions se généralisent au monde entier, il faut donc penser une forme de droit qui régule les liens transnationaux. Le « droit cosmopolitique » au sens strict concerne justement les prétentions juridiques que les « étrangers » peuvent faire valoir face aux Etats   . Le « citoyen du monde » est d’abord l’étranger, c’est-à-dire chacun de nous car, comme l’écrit sobrement Francis Wolff dans son livre sur la musique, « nous naissons comme étrangers les uns aux autres dans ce monde où nous devons bien vivre ensemble et exister séparément »   . La citoyenneté mondiale justifie dès lors « la prétention à entrer dans des relations juridiques avec les autres, non pas la constitution d’un nouvel Empire »   . La mondialisation n’est évidemment pas un cosmopolitisme en acte, sauf à confondre le droit et le fait. 

 

De la désirabilité d’un cosmopolitisme institutionnel

Si le cosmopolitisme moral est généralement considéré comme une option digne de considération, les « réalistes » sont évidemment beaucoup plus réservés sur le cosmopolitisme institutionnel. C’est le principal objet de la contribution de Jean-Marc Ferry   que de réfléchir à la spécificité du modèle cosmopolitique au regard de ses concurrents, confédéralisme ou fédéralisme. Sa réflexion est consacrée à la construction politique de l’Union européenne.

J.-M. Ferry exprime clairement une préférence en faveur de ce qu’il nomme « l’option cosmopolitique de style kantien »   , telle qu’elle s’exprime, notamment, dans l’œuvre de Francis Cheneval. Ce choix prend tout son sens si l’on considère la démocratie comme un processus. Elle se réalise certes historiquement au sein de l’Etat-nation, mais l’on peut imaginer, comme l’écrit le philosophe suisse, une « transgression cosmopolitique de la démocratie moderne »   . Cette transgression démocratique ouvre « une perspective normative de développement politique que l’on peut concevoir sous l’idée directrice d’un cosmopolitisme processuel »   . Que faut-il entendre par cette dernière expression ? Il s’agit de considérer que « la fin normative de toute action politique [étant] la constitution d’une communauté de droit à l’échelon global […], le cosmopolitisme doit orienter le processus de construction de la démocratie par et entre les peuples »   . Il s’agit donc clairement d’un idéal régulateur et, donc, d’un processus sans fin.

Comment cependant, s’interroge J.-M. Ferry, conférer au pouvoir politique européen une assise transnationale ? Il fait appel à trois principes : la civilité, la légalité et la publicité. Le premier est « un principe de socialisation médiatisée par la reconnaissance des différences de sensibilité individuelles, soit par une forme généralisée de respect »   . Le deuxième, « de contention de la violence sociale et de limitation de la violence politique, qui suppose la médiation du droit des personnes privées et de leur intégrité »   . Enfin, le troisième, « de formation de l’opinion à la raison, médiatisée par l’épreuve critique de discussions publiques »   . Ces trois principes ont été, dans l’espace européen, organisés sous un quatrième, la souveraineté. Or, une telle organisation est, selon l’auteur, devenue insuffisante et illusoire. Insuffisante, car le repli national-souverainiste accélère la subversion des Etats par les marchés. Illusoire, si l’on pense éviter ce repli en préconisant une Europe fédérale, le supranationalisme étatique étant « le plus sûr moyen de précipiter le décrochage du pouvoir européen par rapport aux opinions nationales »  

Double rejet donc, chez J.-M. Ferry, du souverainisme national comme du fédéralisme supranational, au profit d’une intégration horizontale reposant sur la co-souveraineté de ses membres, « c’est-à-dire sur la concertation des Etats et la coordination de leurs politiques publiques »   . Ce concept de co-souveraineté, en rupture avec l’imaginaire politique moderne, est essentiel. Il représente un instrument de nature à dépasser les héritages nationaux. J.-M. Ferry note utilement qu’en même temps que se construisaient, en tant qu’entités singulières, les nations d’Europe, se mettaient en place les éléments transversaux cités, civilité, légalité et publicité, constitutifs d’une identité européenne. Cette tension entre les pluralités nationales et l’unité européenne est à la source du sens de l’universel de l’Europe. 

Or ce dernier se traduit dans l’idée cosmopolitique. Comme la fédération, « l’Union cosmopolitique admet en son sein les souverainetés étatiques ainsi que les différences liées aux identités nationales »   , mais elle se situe dans la perspective d’une intégration démocratique multilatérale (IDM) qui doit conduire à une organisation trans-étatique. Pour reprendre une formulation de Francis Cheneval, « la démocratie, pouvoir unitaire du peuple, se transforme en démoïcratie, pouvoir des peuples »   . Dans ce modèle processuel, fidèle au schéma kantien, se constitue, à côté du niveau interne du droit étatique et du niveau externe du droit des gens, un niveau transnational, un droit cosmopolitique au sens strict, lequel « dissocie la citoyenneté de la nationalité sans pour autant supprimer les nationalités, tandis qu’il fonde juridiquement l’élément transnational sur un principe d’hospitalité universelle mais conditionnelle : ne pas être animé d’intentions hostiles à l’égard du pays d’accueil »   . La dissociation de la nationalité et de la citoyenneté permet d’envisager pour l’Europe ce que Rémi Brague nomme « une identité excentrique »   : « Si nul ne peut se revendiquer comme étant naturellement Européen, tout un chacun, a contrario, peut le devenir »   . L’Europe transcende les contextes de naissance et c’est « par le détour de l’antérieur et de l’étranger que l’Européen accède à ce qui lui est propre »   .

C’est également à la question de la construction européenne qu’est consacrée la contribution d’Etienne Balibar. La perspective est néanmoins différente de celle de J.-M. Ferry, car il s’agit ici d’examiner les conditions d’une refondation démocratique de l’Europe dans un contexte de dépossession, dû à la mondialisation, qui « porte à la fois sur la possibilité d’autonomie culturelle des peuples, sur le maintien de conditions sociales et économiques acceptables et sur la possibilité d’une autonomie suffisante »   . On comprend que l’essentiel du propos soit consacré à l’analyse des positions de Jürgen Habermas sur la question de la légitimité de la représentation. E. Balibar résume ainsi la problématique : « Avons-nous besoin de démocratie pour légitimer ou relégitimer la construction européenne (…), ou bien la légitimation doit-elle être considérée comme (…) un objectif secondaire de l’exigence démocratique, plus fondamentale ? »  

L’auteur reproche à la conception d’Habermas, laquelle met l’accent sur la nécessité d’un système de double représentation fondé à la fois sur les identités individuelles des citoyens européens et sur les identités collectives, de reposer sur une vision purement formelle de la démocratie. Pour E. Balibar, la démocratie est nécessairement inachevée (cette expression est aussi le titre de l’important ouvrage de Pierre Rosanvallon), et nous ne saurions le contredire sur ce point, fondamental en effet. Reste à savoir cependant si la conception habermassienne infirme réellement cette thèse. Je ne le crois pas. De même, si l’on souscrit à l’idée défendue par E. Balibar de renforcer la démocratie au niveau de la nation, on sera plus réticent à le suivre dans la dénonciation de la théorie des « vases  communicants », qu’il prête à Habermas, selon laquelle pour qu’il y ait plus de démocratie en Europe, il faudrait qu’il y en ait moins à l’échelle de la nation. Ce reproche serait éventuellement fondé si démocratie et souveraineté étaient exactement juxtaposables. Le texte de J.-M. Ferry montre que les choses sont plus complexes.

 

Le cosmopolitisme : une théorie de la justice globale

Quelles raisons pourraient s’opposer à ce que la justice s’étende à l’humanité tout entière, les hasards du lieu de naissance n’étant évidemment pas une variable pertinente ? La partialité morale, c’est-à-dire le souci exclusif du bien-être de nos concitoyens, revient au fond à tenir les pauvres du monde éloignés de notre souci de justice. Cette thèse est inacceptable. On ne peut ignorer ce qu’Alain Renaut nomme l’injustifiable, c’est-à-dire ce qui ne peut être justifié au terme d’une discussion argumentative « pensable »   , catégorie qu’il est souhaitable de compléter par celle d’indécence, définie comme humiliation ou subalternisation de l’autre, et enrichie par la considération de l’extrême « qui la dépasse ou l’excède en l’accomplissant ou en explicitant sa portée pratique »   . Il existe donc des inégalités si injustes que nous ne pourrions les imaginer si nous ne les rencontrions pas. Or, l’extrême pauvreté, pour être combattue, exige une théorie de la justice globale, autrement dit une perspective cosmopolitique.

Comme l’écrit Louis Lourme dans sa passionnante contribution   , « penser une justice globale suppose de considérer que le monde est une échelle à laquelle on peut penser une action politique, qu’il y a des problèmes propres à cette échelle et donc que la politique doit s’y hisser, ce qui est une prétention explicitement cosmopolitique »   . Dès lors, l’auteur s’efforce de clarifier les spécificités de la perspective cosmopolitique et de justifier le recours au cosmopolitisme institutionnel.

Sur le premier point, l’auteur insiste sur le fait que les unités de base du contexte global sont les individus. Cette idée n’est pas seulement moralement fondée, elle l’est aussi politiquement. Et c’est, comme nous le notions plus haut, de l’extrême pauvreté globale qu’il faut partir. Il s’agit d’une réalité proprement cosmopolitique pour, au moins, trois raisons. La première est la nature autonome de cette pauvreté (elle n’est pas la somme des pauvretés nationales), ce qui fait du cosmopolitisme, non la poursuite volontaire d’un idéal, mais une contrainte. La deuxième souligne l’incapacité de la citoyenneté nationale à résoudre certains problèmes qui se posent aux habitants de la planète, la pauvreté mondiale étant l’exemple paradigmatique. Enfin, troisièmement, dans la perspective des travaux de Thomas Pogge, la responsabilité de la pauvreté n’incombe pas avant tout aux pays pauvres. Une partie de celle-ci peut certes être liée aux élites économiques et politiques de ces pays, mais une autre peut être attribuée à celle des gouvernements et des citoyens des pays riches. 

Dans son livre majeur   , Pogge développe l’idée fondamentale selon laquelle si la pauvreté est largement produite par la gouvernance des pays riches, il faut alors la considérer comme une violation des droits de l’homme. Dès lors, il existe un devoir de justice impérieux pour les plus riches leur commandant d'agir pour éradiquer la pauvreté. Ce devoir s’enracine dans le fait que les plus riches ont imposé un ordre institutionnel mondial injuste. Ainsi le régime actuel du commerce mondial contribue à la perpétuation de la pauvreté à travers l’ouverture du marché asymétrique qui a eu lieu dans les années 1990. L’ordre économique mondial, en effet, préserve le droit des pays riches d’imposer des mesures protectionnistes dans le système du commerce mondial, contribuant donc à entretenir le problème de la pauvreté dans le monde. Pogge considère, en outre, que la façon dont la mondialisation a été conduite a engendré une pauvreté bien plus grande que nécessaire. Ce point est également, à ses yeux, une violation des droits de l’homme. Il est donc clair que notre responsabilité cosmopolitique est engagée. 

Pogge propose donc une réforme institutionnelle mondiale. Il note que les règles qui régissent les transactions économiques sont les facteurs déterminants, au niveau national, de l’impact de l’extrême pauvreté et du déficit de droits de l’homme (de faibles variations de la législation concernant les taux d’imposition, l’accès aux soins ou à l’éducation, etc. ont plus d’influence sur la pauvreté qu’un important changement dans, par exemple, les habitudes de consommation). Il en est de même au niveau international : « De petits changements dans les règles du commerce international, le prêt, l’investissement, l’usage des ressources ou la propriété intellectuelle peuvent avoir un impact énorme sur les conséquences dramatiques de l’extrême pauvreté »   . Bref, les changements structurels dans l’ordre institutionnel sont jugés plus efficaces que la modification de la conduite des agents. La réforme prônée par Pogge est, en effet plus réaliste et plus durable pour trois raisons majeures. D’abord, au regard de l’importance de la contribution à la lutte contre la pauvreté, la modicité des coûts supportés par les citoyens des pays riches. Ensuite, les « réformes structurelles assurent aux citoyens que les coûts sont équitablement répartis entre les plus riches »   . Enfin, « une fois mise en place, la réforme structurelle n’a pas besoin d’être répétée, année après année, au prix de décisions personnelles pénibles. Avoir à se préoccuper continuellement de la pauvreté conduit à la lassitude, l’aversion, même au mépris »   . Cette réforme aurait, de surcroît, l’effet vertueux d’éliminer la plus grande part du déficit en droits que subissent principalement les plus pauvres d’entre nous. Ce bénéfice politico-moral est inestimable. 

L. Lourme se situe clairement dans cette filiation. La démocratie cosmopolitique a besoin d’institutions, lesquelles devraient prendre la forme de « structures permanentes permettant la participation des acteurs non étatiques à l’échelle globale »   . Ces institutions seraient les moyens de « l’expression dénationalisée de notre citoyenneté »((ibid.)). En d’autres termes, il s’agit de donner une effectivité politique nouvelle à la notion de citoyenneté mondiale((L. Lourme est l’auteur d’un ouvrage très important sur ce thème : Le nouvel âge de la citoyenneté mondiale, Paris, PUF, 2014.)).

Ce projet est souvent considéré comme irénique. Les Etats, entend-on, n’abandonneront pas une partie de leurs prérogatives. Cette objection « réaliste » se heurte à une plus profonde réalité : les choses, et tout particulièrement l’accroissement de l’extrême pauvreté globale, peuvent-elles continuer ainsi ? Il est souhaitable, comme le souligne L. Lourme, de comprendre que le cosmopolitisme « répond à un certain état du monde » et en cela il constitue « une forme de réalisme cosmopolitique »   . S’il est sans doute prématuré de dire que le cosmopolitisme est l’avenir de la démocratie, il apparaît, comme l’écrivent M. Fœssel et L. Lourme dans leur introduction, que « la cosmopolitisation de la démocratie invite à envisager à nouveaux frais la question de la citoyenneté mondiale »