Un livre inclassable, mi-roman mi-chronique économique, qui fait battre le pouls de Detroit, capitale américaine de l'automobile, et celui de la narratrice, et rend tangible la violence de la destruction créatrice.
C’est un livre émouvant et même dérangeant. Il dit que tout ce qui ne tue pas le capitalisme l’a rendu plus fort (pour le meilleur et pour le pire), que tout ce qui ne tue pas la narratrice l’a rendue plus forte, qu’il faut tuer une part de soi-même pour survivre, tant dans des conditions extrêmes que dans la vie normale. Ce livre fluide et improbable, tressant d’une même voix des analyses économiques, des reportages et une relation biographique ultra-personnelle ne tue pas le lecteur mais le bouscule et le rend plus fort.
Un détroit c’est un passage étroit éventuellement dangereux. Quand on le passe on s’expose (la métaphore vaut aussi pour la montagne, on dit un passage exposé). Du risque de la vie au risque de l’écriture, Marianne Rubinstein a choisi de s’exposer, de créer une absence radicale de distance entre la narratrice et sa propre personne. « Madame Bovary c’est moi » disait Flaubert, mais justement Emma est une femme et Gustave un homme. « Je est un autre » disait Rimbaud mais ici « je » c’est moi-elle qui écris(t). C’est un outil littéraire qui surprend, avec, pense le lecteur au début du livre, les deux risques de voyeurisme et d’auto-apitoiement. Ils sont instantanément balayés par des va-et-vient exceptionnellement fluides entre les passages consacrés à l’économie (si, si), à la vie et à la survie de Detroit et à la chronique médicale et personnelle de la narratrice.
Les surréalistes avaient fait du hasard objectif un levier de création. Ici le hasard est à la fois objectif et subjectif : celui des comptines qui basculent d’un terme à l’autre, celui des faits qui trop souvent de manière cruelle se répondent dans le monde et dans l’Histoire, celui des pensées et sentiments de la narratrice elle-même, qu’elle soit dans une salle d’attente ou en voyage. C’est ainsi que la violence des pulsions de vie et de mort se manifeste dans un télescopage, à des milliers de kilomètres, dans la même phrase , d’événements qui se passent en 1941 à Detroit et à Auschwitz.
Parler d’économie et de soi d’un même geste, c’est possible, c’est ce qui est fait ici, en passant par des destins personnels entrecroisés et par l’art et le croisement des références, par exemple de Ravel à Piketty. Le texte est entre violence et malice, se commentant en disant que la fixité c’est la mort, percutant l’angoisse par l’humour souvent jaune et changeant de plan dès que pourrait s’installer une lourdeur démonstrative. Pas très scientifique tout cela dira le lecteur économiste « sérieux ». Si. D’ailleurs les références sont données avec un soin scrupuleux en fin de texte, contrastant avec le côté joueur des brefs chapitres. Mais n’est-ce pas la vie elle-même qui est comme cela, vous lisez quelque chose et un coup de fil vous apprend qu’un proche est mort ou qu’un enfant vient de naître.
La dissonance fait partie de la musique moderne, et ici elle prend la forme d’un paradoxe tout simple : Detroit c’est une ville de bagnoles et de mecs. Et c’est une femme qui nous en parle, avouant en fin de texte qu’elle n’aime pas les voitures ! Il suffit de penser au beau film de Clint Eastwood « Gran Torino » pour saisir la distance entre la mythologie dominante de la ville et le propos féminin qui s’en empare.
Creusons le petit manque qui s’installe pour le lecteur masculin : dans l’analyse qui est faite du destin des constructeurs économiques de la ville, rien ou si peu est dit des modèles qu’ils ont créés. En 2008, les trois grands (Ford, Chrysler et General Motors) produisent des voitures encombrantes avec des capots gigantesques et des consommations d’essence gargantuesques, et depuis longtemps les petites japonaises bon marché et économes leurs taillent des croupières. Après l’effondrement le rebond viendra par l’affirmation d’une inflexion plus écologique : des modèles plus petits et tempérants cependant que s’annonce la voiture électrique. Mais les constructeurs de la ville ont du mal avec cela, ils continuent à produire fièrement des petits vans assez traditionnels, faisant fond sur l’enracinement agricole de Detroit et prétendant que l’écologie est là. Persistance plus que résilience. D’ailleurs savent-ils vraiment faire autre chose ?
Eux peut-être pas mais les artistes qui viennent s’installer à Detroit oui, tout comme ceux qui sont inspirés par du jardinage alternatif. Espace ouvert, celui des migrants successifs, des désertions ; espace fermé, celui des ségrégations et des enfermements. La narration en flux et reflux fait battre le pouls des départs et des rencontres, et celui de la narratrice et celui du lecteur.
Detroit, dit-elle : Le titre du livre installe un jeu avec Marguerite Duras, entre destruction et prise de parole. Dans La recherche, Swann est amoureux d’une femme qui n’est « pas son genre ». Ici la narratrice s’intéresse à des histoires de bagnoles, qui ne sont pas mais pas du tout son genre, et envisage même que ses parents ou grands-parents aient pu migrer à Detroit. Superbe dissonance qui en musique pourrait faire penser à Schubert.
Ce texte inclassable (essai ? roman ? chronique ?), écrit sur le ton d’une conversation, ébranle et rend plus fort, même les hommes qui continuent à rêver de grosses voitures