Face à «l’intolérable», c'est en repensant son fondement juridico-politique que nous pourrons sauver le principe de «tolérance».

Confrontées à certains actes absolument intolérables, commis au nom d’idéologies meurtrières, les opinions publiques des sociétés démocratiques semblent parfois tentées de considérer la tolérance comme un idéal dépassé et symptomatique de notre faiblesse, voire de notre naïveté face aux forces les plus menaçantes pour la démocratie. Pourtant, est-il vrai que la préservation des valeurs démocratiques nous imposerait désormais de remettre en cause le principe même de la tolérance, solidaire depuis le XVIIème siècle du libéralisme politique ? Telle est la question posée par le philosophe Yves-Charles Zarka, professeur de philosophie politique à l’Université Paris Descartes-Sorbonne. 

Face à cette question d’une actualité brûlante, la thèse de Zarka, tout à fait salutaire à nos yeux, consiste à refuser toute mise au second plan de la notion de tolérance, contrairement à ce que risque d’impliquer, à terme, l’accent souvent mis de nos jours sur « l’intolérable ». Mais, précise-t-il d’emblée, il s’agit de promouvoir « un nouveau concept de tolérance qui ne relève pas d’un discours vainement moralisateur, mais d’une perspective juridico-politique ». Le philosophe se montre ici particulièrement soucieux de tenir un discours ayant une véritable prise sur le réel. C’est pourquoi son ouvrage concerne exclusivement la tolérance dont doit faire preuve un pouvoir étatique démocratique, et non pas la vertu individuelle.

 

Le problème de la tolérance aujourd’hui

On connaît le problème classique de la tolérance. Il est en vérité celui des nécessaires limites à assigner à ce principe : où situer le seuil au-delà duquel l’ouverture à la différence, à la diversité, risque de mettre en péril les principes fondamentaux des sociétés démocratiques ? Zarka énonce la difficulté en ces termes : « La démocratie est, comme tout régime politique, mortelle. Elle doit certes s’ouvrir et devenir plus tolérante, mais également se défendre en protégeant ses valeurs fondamentales et en combattant l’intolérable. » Qui plus est, il convient désormais de prendre en compte un nouveau contexte, à savoir la pluralité des cultures, et non pas simplement des croyances religieuses. De sorte que le problème se pose désormais ainsi : « comment rendre possible une tolérance des cultures sans renforcer l’emprise des groupes ou des communautés sur les individus ? » Or, s’il est plus que jamais nécessaire de défendre le principe de tolérance, c’est parce que les sociétés modernes ont renoncé à imposer l’homogénéité à des individus réclamant le droit de mener ce que Zarka appelle une « vie séparée ». Autrement dit, le « monde déchiré » dans lequel nous vivons est celui au sein duquel doivent coexister des cultures et des systèmes de croyances différents. 

On pourra à bon droit se demander si le vocabulaire de la « séparation » et du « déchirement » n’exprime pas de façon excessivement abrupte ce que le libéralisme politique, depuis John Locke au moins, s’est toujours contenté de reconnaître comme une légitime diversité, dès lors qu’elle reste compatible avec les lois de l’Etat. Sans doute Zarka veut-il à juste titre souligner le caractère définitivement illusoire de tout projet visant à restaurer ce qu’il nomme la « vie en commun » des sociétés passées, fondée sur une culture unique. Mais pourquoi ne pas se contenter d’invoquer avec John Rawls le « fait du pluralisme » ou encore le « pluralisme raisonnable » consubstantiels de toute démocratie digne de ce nom ? Une telle dramatisation est-elle vraiment justifiée ?

A cet égard, on lira avec un grand intérêt les pages consacrées à Rawls. Ce n’est pas sans raison, selon nous, que Zarka souligne chez ce dernier une tendance à sous-estimer le poids des idéologies relevant d’un pluralisme non raisonnable. On peut en effet être frappé par l’optimisme qui conduisait le philosophe de Harvard à postuler que les opinions contraires aux valeurs démocratiques sont en quelque sorte condamnées à rester minoritaires. Les sociétés démocratiques libérales, expliquait-t-il, du fait qu’elles laissent à chacun le soin d’exercer librement sa raison pour définir ce qui constitue sa « conception du bien » (répondant à la question qu’est-ce qu’une vie bonne ?), ménagent nécessairement une place pour un « pluralisme raisonnable », chaque doctrine étant simplement sommée de rester compatible avec la théorie de la justice en vigueur. C’est le sens de la fameuse « priorité du juste sur le bien ». Mais qu’en est-il des doctrines non raisonnables, incitant par exemple à la haine contre certaines catégories de personnes, ou refusant l’égalité des droits entre citoyens ? Rawls n’a certes jamais nié qu’elles perdureraient, y compris dans des sociétés mettant en œuvre les principes de justice qu’il défendait. En revanche, sommes-nous véritablement assurés, comme il l’écrit dans Libéralisme politique, que « les doctrines compréhensives déraisonnables n’ont pas assez de succès pour ruiner la justice essentielle de la société » ? Cela revient à supposer que des institutions justes sont plus stables que d’autres précisément parce qu’elles satisfont notre « sens de la justice » et que la conception de la personne qu’elles requièrent (un agent libre et d’égale dignité aux autres) peut trouver un appui dans les diverses conceptions de la vie bonne en vigueur dans les sociétés démocratiques. 

Néanmoins, Rawls ne fait-il pas preuve d’un optimisme excessif en partant du principe que ce « consensus par recoupement » sera toujours plus puissant que les doctrines non raisonnables menaçant les valeurs démocratiques ? C’est précisément cette perspective que Zarka reproche à Rawls de ne pas prendre suffisamment au sérieux. 

 

La tolérance implique-t-elle une stricte réciprocité ?

Il nous semble que c’est justement cette différence d’appréciation quant au niveau de la menace pesant sur les valeurs démocratiques qui conduit Zarka à défendre une conception de la tolérance moins permissive que celle de Rawls. On peut d’ailleurs regretter que le philosophe français n’explicite pas davantage son originalité par rapport au philosophe américain, car il nous semble que sa critique de « l’optimisme » rawlsien concernant la  capacité des démocraties à marginaliser les doctrines non raisonnables explique en grande partie son insistance sur la nécessaire réciprocité de la tolérance. Expliquons-nous. 

Aux yeux de Zarka, la théorie rawlsienne de la tolérance est « pauvre », dans la mesure où elle ne permet pas véritablement « d’apporter une solution à un conflit entre groupes s’identifiant par des doctrines antagonistes et exclusives les unes des autres ». En somme, elle ne serait opérante que pour régler les relations entre citoyens déjà tolérants ! Bien plus, le concept même de tolérance, expliquait-il en substance dans sa Théorie de la justice, implique de tolérer dans une certaine mesure l’intolérance. Or, qu’on le regrette ou qu’on s’en félicite, c’est sur ce point crucial que Zarka nous semble se démarquer à nouveau de Rawls. Aux yeux de ce dernier, en effet, une analyse conceptuelle de la tolérance suffit à révéler la nécessité pour les démocraties libérales d’accepter jusqu’à un certain point l’existence de partis ou de groupes intolérants. En somme, la raison en est la suivante : si l’on veut maintenir une véritable différence de nature entre personnes tolérantes et intolérantes, les premières ne sauraient se contenter d’accepter ce qu’elles jugent par avance acceptable. D’où l’idée d’une nécessaire dissymétrie entre tolérants et intolérants, faute de quoi les intolérants auront beau jeu de dénoncer « l’intolérance » des démocraties. Autrement dit, s’il ne saurait être question de tout tolérer (ce serait vouer la tolérance à sa perte), on ne saurait non plus renoncer à toute tolérance vis-à-vis de ceux qui ne la respectent pas. Le principe « pas de tolérance pour les intolérants » n’est pas satisfaisant. Où placer alors le seuil à partir duquel l’Etat peut légitimement intervenir pour interdire certains comportements ? Selon Rawls, « tandis qu’une secte intolérante elle-même n’a pas le droit de se plaindre de l’intolérance, sa liberté devrait être limitée seulement quand ceux qui sont tolérants croient sincèrement et avec de bonnes raisons que leur propre sécurité et celle des institutions de la liberté sont en danger » (Théorie de la justice, § 35). Seules des atteintes à la liberté d’autrui peuvent justifier qu’on limite la tolérance. Telle était la réponse de Rawls avec laquelle Zarka semble vouloir implicitement prendre ses distances, afin de défendre une approche moins « libérale », fondée au contraire sur l’exigence de stricte réciprocité entre ce que l’on fait soi-même et ce que l’on attend des autres. 

À en juger par sa position sur le sempiternel exemple du voile islamique, on devine que Zarka juge la position libérale trop… tolérante. A n’en pas douter, le critère rawlsien rappelé ci-dessus conduirait en effet à estimer que le port du voile ne met pas « sérieusement en danger » la liberté des autres, et qu’il doit donc être toléré, y compris dans l’espace public. C’est du reste ce qui a lieu dans la plupart des pays anglo-saxons où la perspective de faire interdire les signes religieux à l’école ou à l’université est généralement considérée comme une aberration, contraire à la liberté fondamentale de chacun. En témoignent les prises de position récentes de Martha Nussbaum, pour qui un certain discours néo-républicain – visant à neutraliser autant que possible l’espace public – peut révéler une forme d’intolérance à l’égard des religions. 

Néanmoins, à l’encontre de cette approche libérale de la tolérance, Zarka entend prendre très au sérieux les risques que font courir à la démocratie les idéologies les plus intolérantes en raison de leur mépris pour les valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. Un des passages les plus convaincants du livre souligne avec force qu’« on ne saurait se contenter d’implorer le ciel pour que les doctrines déraisonnables qui entendent par exemple supprimer les libertés ne prennent pas le pas sur les doctrines raisonnables. » Force est de reconnaître que l’optimisme de Rawls est problématique, voire naïf, lorsqu’il va jusqu’à prétendre que la liberté dont jouissent les intolérants dans un régime démocratique peut les persuader de croire à la valeur de la liberté. Un tel postulat ne relève-t-il pas d’un simple acte de foi ? C’est précisément parce que rien ne garantit suffisamment cette croyance que Zarka insiste sur la nécessité de protéger de façon plus intransigeante les valeurs démocratiques. En l’occurrence, s’agissant du port du voile islamique, l’auteur estime que l’on « revendique ici au nom de la tolérance une pratique d’intolérance (à savoir une discrimination des femmes par le port d’un signe qui est également la signe de leur soumission, de leur infériorité juridique, de leur réduction à des objets sexuels sans autonomie). » De sorte que la limite absolue à la tolérance se situe, selon Zarka, « dans les principes fondamentaux qui définissent une démocratie constitutionnelle. » 

Cependant, il n’est pas certain que cette réponse relativement claire à un niveau théorique puisse suffire à trancher les dilemmes auxquels nous sommes confrontés chaque fois que ces mêmes principes fondamentaux entrent en conflit. Faut-il privilégier la liberté, au risque de tolérer des comportements contraires à d’autres valeurs fondamentales (l’égalité entre les hommes et les femmes par exemple) ? Ou bien doit-on au contraire interdire les actes que l’on juge contraires à l’égalité, au risque de justifier une limitation paternaliste de la liberté ? Le caractère tragique de ce genre de débats ne réside-t-il pas dans la confrontation de deux approches comportant chacune une part de légitimité ? En ce sens, il est tout à fait possible de suivre Zarka lorsqu’il considère le voile islamique comme une discrimination envers les femmes et un signe de leur soumission, sans pour autant lui accorder que « nous franchissons là les limites du tolérable ». Souhaiter l’émancipation des individus – et  y contribuer autant que possible par l’éducation – est une chose ; mais recourir à la force de l’Etat pour interdire des comportements qui, comme le disait Rawls, ne nuisent pas « sérieusement » à la liberté d’autrui, en est une autre. 

 

Reconnaître des droits culturels ? 

A vrai dire, la position de Zarka s’explique par le souci fort légitime de limiter au maximum non seulement la tyrannie de la majorité, mais également celle des minorités. Or une minorité est tyrannique, oppressive, lorsqu’elle contraint ses membres à adopter certaines attitudes, en niant par là les principes fondamentaux de l’autonomie et de l’égalité de droit. D’où le problème suivant auquel sont confrontées toutes les démocraties contemporaines : comment rendre possible la coexistence des cultures sans renforcer l’emprise des groupes ou des communautés sur les individus ? 

A et égard, Zarka nous rappelle, pour mieux la critiquer, la position du philosophe canadien Will Kimlicka, favorable à une « citoyenneté différenciée » ou « multiculturelle », impliquant l’attribution de droits spécifiques aux différents groupes. Mais que penser d’une citoyenneté où certains droits seraient attachés aux citoyens non pas universellement mais spécifiquement, parce qu’ils appartiennent à un groupe ou à une communauté déterminée ?  Le risque de cette approche, en dépit des dénégations de son auteur, est bien celui d’une société de discrimination, et en définitive de régression, contraire aux principes fondamentaux des démocraties libérales et constitutionnelles. C’est donc à bon droit que Zarka souligne le risque de renforcer par là l’emprise communautaire sur les individus. En définitive, parce qu’une culture n’existe que dans la mesure où les individus y adhèrent et la reconnaissent comme constitutive de leur identité, on se tromperait en postulant une sorte de droit absolu des cultures à persévérer indéfiniment dans leur être, indépendamment de ce que désirent leurs membres. D’où la thèse finale selon laquelle des « droits culturels » devraient effectivement être reconnus, à condition d’être appréhendés comme des droits individuels, et non pas collectifs, faute de quoi les communautés pourraient s’avérer tyranniques vis-à-vis de leurs propres membres. 

Cette position est assurément très convaincante, puisqu’elle parvient à concilier au sein d’une société la nécessaire reconnaissance des différences culturelles et le respect de l’autonomie individuelle. On s’étonnera simplement que Zarka ne mentionne aucunement l’ouvrage précurseur de Sylvie Mesure et Alain Renaut (Alter ego. Les paradoxes de l’identité démocratique, Aubier, 1999), dans lequel les deux auteurs défendaient déjà, contre les « communautariens » Will Kimlicka et Charles Taylor, la thèse des droits culturels subjectifs, permettant de rester dans le cadre d’un libéralisme politique attentif aux différences culturelles

 

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