Tous les jeudis, Nonfiction vous propose un Actuel Moyen Âge. Cette semaine, retour sur le rôle et le fonctionnement des préjugés nationaux...

 

C’est l’histoire de Lucretia, une jeune femme mariée, bourgeoise bien sous tous rapports, qui rencontre d’Eurialus, un membre de la suite de du duc d’Autriche Sigismond, de passage à Sienne. Les deux jeunes gens se voient, tombent amoureux sans oser l’avouer, et finissent par se déclarer leur flamme. Grâce aux bonnes œuvres d’un entremetteur, un vieillard allemand du nom de Sosias, les deux amants parviennent à se transmettre des lettres d’amour. Malheureusement, la délégation autrichienne doit repartir, et les deux amants sont séparés : Lucretia retourne à sa vie d’épouse auprès de son mari jaloux, et Eurialus à sa vie de cour en Allemagne.

Il s’agit du Conte des deux amants, écrit par Eneas Silvio Piccolomini, qui devient pape sous le nom de Pie II en 1447. Dans sa jeunesse, Piccolomini s’est adonné au roman épistolaire amoureux, voire à des œuvres érotiques. Tout ceci n’est très sérieux pour un pape, me direz-vous… Mais ce n’est pas tant pour sa légèreté de mœurs que j’évoque ici les œuvres de Piccolomini, mais plutôt pour ce qu’il révèle des préjugés et des clichés qui existaient au Moyen Âge comme aujourd’hui. Vous n’aurez pas manqué de remarquer : l’amant qui pousse à l’adultère et l’entremetteur sont tous les deux allemands…

 

De la persistance des clichés

On ne les appelait pas comme cela au Moyen Âge, mais cette œuvre témoigne d’un cliché très répandu au Moyen Âge en Italie : celui de l’Allemand voleur d’épouse ou de fille, qui entraîne de chastes Italiennes à l’amour illicite. Pourtant, s’il y avait un homme d’Eglise qui connaissait les pays germaniques, c'est sans doute Eneas Silvio Piccolomini qui a longtemps été au service de l’empereur du Saint-Empire. Mais il ne résiste pas à évoquer ce stéréotype bien connu de ses lecteurs ; son texte aura une grande diffusion et participera encore davantage à la circulation de ce thème.

Comme tout cliché, il repose sur des faits. Florence au XVe siècle bruisse de scandales de ce type. Par exemple, en 1423, le notaire Conrad Alberti d’Allemagne écope de six ans de prison pour l’enlèvement d’une esclave, Marta, qui appartenait à une famille bourgeoise. Si ces affaires font autant de bruit, c’est sans doute parce que les Allemands souffrent de bien d’autres préjugés en Italie : ils seraient sales et peu civilisés, comme en témoigne leur langue, qui est devenue pour les Italiens le symbole de cette rudesse et de cette brutalité. Barbare est devenu un synonyme de germanique.

 

Les Allemands hier, qui d’autre aujourd’hui ?

Pour des Italiens qui se considéraient comme les parangons de la civilisation et du raffinement, il était facile de prendre de haut ces Allemands, qu’ils soient ouvriers émigrés en Italie pour travailler dans l’industrie de la laine, aubergistes ou cordonniers qualifiés installés depuis des années dans les villes italiennes, ou même nobles et empereurs, dont la cour manquait, à leurs yeux, de faste et de délicatesse. Mais la barbarie change rapidement de camp selon les circonstances. À la fin du XVe siècle, alors que les armées du roi de France envahissent la péninsule italienne – c’est le début des guerres d’Italie – les barbares sont ces Français qui portent la guerre en Italie ; ils sont sanguinaires, ils sont brutaux, ils sont tout ce que les Allemands avaient été dans les années précédentes.

 

 

Les temps changent, ma bonne dame… Lorsqu'aujourd’hui les Allemands remplissent les plages italiennes et les Français envahissent très pacifiquement Venise ou Florence, ils sont finalement plutôt bienvenus. Ceux qu’on qualifie de barbares, ce sont les autres,  ceux qui viennent de l’autre côté de la Méditerranée [ref], avec d’autres coutumes, d’autres religions, d’autres langues. Or les stéréotypes ne sont jamais innocents.

Ces clichés véhiculés contre les Allemands et les Français avaient servi aux Italiens des XVe et XVIe siècle à construire une « italianité » : un sentiment national italien, bien avant que l’Italie ne songe même à s’unifier, plus de trois siècles plus tard. Ce sentiment s’est construit dans l’opposition à des individus vu comme de nouveaux envahisseurs barbares venant détruire la civilisation italienne. Les armées de Ferrare, Florence, Rome ou Venise ont repoussé les armées françaises au cri d’ « Italia ! ». Aujourd’hui, les stéréotypes ont changé, mais servent toujours à construire et à renfermer une identité nationale illusoire. Pendant les guerres d’Italie, comme pendant la guerre de Cent Ans ou encore aujourd’hui, ces constructions et ces oppositions se font rarement pacifiquement.

Alors pensons-y la prochaine fois qu’on se moquera des Anglais qui sont tous snobs, des Allemands qui ne savent que boire de la bière ou des Italiens qui draguent tout ce qui bouge. Pensons-y la prochaine fois que des citoyens, des personnalités publiques ou des hommes politiques feront référence de façon plus ou moins subtile à une rhétorique de nous, civilisés, contre eux, barbares. Avons-nous vraiment envie de rejouer les guerres médiévales ou les luttes nationales du XIXe siècle ? Quand on commence à parler des « autres », des barbares, il devient difficile de croire que la guerre de Troie n’aura pas lieu.

 

Pour aller plus loin :


- Eneas Silvio Piccolomini, Historia de duobus amantibus, 1444 (on peut trouver en ligne la traduction anglaise : http://www.forumromanum.org/literature/piccolomini/hist_e.html)

- Peter Amelung, Das Bild des Deutschen in der Literatur der italienischen Renaissance (1400-1559), Munich, Hueber, 1964

- Lorenz Böninger, Die Deutsche Einwanderung nach Florenz im Spätmittelalter, Leiden, Brill, 2006.

- Philippe Braunstein, Des Allemands à Venise, Rome, Ecole française de Rome, 2016.

- Bruno Dumézil (dir.), Les Barbares, Paris, PUF, 2016.

 

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