Sept cents ans avant Luther et Calvin, un moine carolingien met en lumière tout le potentiel subversif de la doctrine de la prédestination.  

Philosophe, spécialiste de Spinoza, Ariel Suhamy se penche ici sur la doctrine et les thèses d'un moine carolingien peu connu, Godescalc d'Orbais. Ou, de son nom saxon, Gottschalk. Car ce personnage est un moine saxon, fils du comte Berno, qui l'offre à l'Église au début du ixe siècle, alors qu'il est encore enfant : c'est la pratique de l'oblation. L'auteur revient dans les premiers chapitres de son ouvrage sur cette pratique, sur son importance dans la vie religieuse de l'époque, sur ce qu'elle dit des relations entre le profane et le sacré au temps des Carolingiens. Quelques années plus tard, Godescalc se lance dans une double révolte, personnelle et doctrinale. Il avance d'abord qu'il a été offert à l'Église contre son gré, ce qui revient à un asservissement, et demande à être libéré de ses vœux afin de pouvoir recevoir l'héritage de son père. L'affaire, comme on peut l'imaginer, fait scandale à l'époque, et remonte jusqu'à l'empereur Louis le Pieux (fils de Charlemagne). C'est que l'oblation est l'une des fondations de l'économie spirituelle du temps : la remettre en question, c'est s'attaquer à l'Église. Raban Maur, l'un des plus grands ecclésiastiques du temps, remet sévèrement en place le moine : la servitude de Dieu est la seule vraie liberté.

Cette révolte personnelle nourrit probablement la révolte doctrinale de Godescalc : à partir d'une lecture d'Augustin, celui-ci en vient à affirmer la thèse de la double prédestination – autrement dit, l'idée que Dieu a décidé de toute éternité qui serait sauvé (destiné au bien) et qui irait en enfer (destiné au mal). C'est le début d'une controverse qui va durer pendant près de trente ans et traverser tout l'empire. En effet, cette théorie a un énorme potentiel subversif, puisqu'elle remet en question le rôle que chaque homme peut jouer dans son propre salut. En mettant l'accent sur la grâce divine, elle fragilise considérablement la religion des œuvres : à quoi bon prier, jeûner, obéir aux commandements des prêtres, si l'on est quoi qu'il en soit destiné à être sauvé, par décret divin ? Et, dans l'autre sens, pourquoi se priver si l'on est sûr de finir en enfer ? Pourquoi faire des efforts ? Or, comme le montre bien Ariel Suhamy dans des pages brillantes, la religion carolingienne repose sur cette notion d'effort. La doctrine de la double prédestination risque de remettre en question l'ensemble de l'édifice doctrinal, autrement dit  de l'Église, et donc de l'Empire, tant il est vrai que les deux structures ne sont qu'une, dans la pensée des clercs en tout cas.

 

Le destin contre l'Eglise

La controverse dépasse vite Godescalc, à mesure que les grands théologiens et intellectuels du temps entrent dans la lice. En 849, au synode de Quierzy, Godescalc est condamné au silence et enfermé au monastère d'Hautvillers ; c'est là qu'il passera les seize dernières années de sa vie. Mais, depuis cette prison, il continue à écrire, revient à la charge, étoffe sa pensée. Certains écrivent pour le soutenir, d'autres pour le condamner. D'Hincmar de Reims à Jean Scot Erigène en passant par Prudence de Troyes et Walafrid Strabon : pendant trente ans, on écrit, on cite les Pères de l'Église, on dissèque la pensée d'Augustin – qu'Ariel Suhamy analyse dans un chapitre spécifique. Les auteurs ne craignent pas d'ailleurs, dans cette pensée foisonnante, de ne retenir que les passages qui soutiennent leurs thèses... Tandis que d'autres se trompent de textes, et citent sans le savoir un ouvrage écrit par Pélage, adversaire d'Augustin et hérétique notoire. On avance des contre-propositions : certains soutiennent que l'homme n'est destiné qu'au bien, pas au mal ; Jean Scot Erigène propose une lecture brillante visant à montrer que le mal n'est que l'absence de bien, donc qu'il n'est que néant, et qu'on ne peut donc être prédestiné à rien, ou au rien. D'autres encore, inquiets des conséquences de ces disputes doctrinales très violentes, demandent à ce qu'on enterre toute l'affaire au plus vite : cela ne mérite pas de déchirer l'Église.

Les opposants à Godescalc l'emportent finalement, notamment parce qu'ils sont soutenus par le pouvoir, en l'occurrence par Charles le Chauve. Ariel Suhamy se prend d'ailleurs, dans une page discrètement uchronique, à souligner qu'il s'en est fallu de peu pour que ce dernier ne change d'avis : si Walafrid Strabon, ami et principal défenseur de Godescalc, ne s'était pas noyé en traversant la Loire en 849, il aurait peut-être pu convaincre Charles, entraînant alors la conversion de l'empire à l'augustinisme...

Mais cette histoire-ci n'est pas arrivée. La doctrine de la double prédestination, sévèrement condamnée, ne ressurgit qu'avec Luther – que l'auteur expédie très curieusement en quelques lignes – avant de se retrouver à nouveau inscrite au cœur des débats philosophiques du xviie siècle, au moment de la querelle janséniste. Spinoza, qui clôt ce livre, en viendra à proposer la formule de la « libre nécessité ».

 

« Ceci n'est ni un livre d'histoire, ni un roman »

Dès les premières pages, l'auteur est très clair sur la nature de l'ouvrage : ce n'est pas un livre d'histoire – une affirmation quelque peu brouillée par la politique éditoriale qui sort cet ouvrage dans la collection « Essai Histoire ». En soi, cela ne pose pas de problème : il ne s'agit absolument pas de dire que seuls les historiens spécialistes d'une période peuvent en parler ; au contraire, redisons-le, l'ouvrage est très souvent stimulant par la justesse de ses intuitions, brillant dans ses rapprochements, original par son approche. L'auteur sait rappeler, en toile de fond des débats intellectuels, les événements politiques du temps : l'empire se morcelle entre les fils de Louis le Pieux, sur fond de complots, de guerres civiles, de trahisons.

On regrette néanmoins plusieurs points. On peut d'abord déplorer quelques erreurs factuelles : à la page 43, l'auteur situe par exemple l'ambassade envoyée par Pépin le Bref au pape Zacharie après son accession au trône, alors qu'elle la précède, puisque c'est l'autorisation du pape qui permet à Pépin de déposer Childéric III, le dernier roi mérovingien ; cette ambassade, d'ailleurs, a lieu en 749 ou en 750, et pas en 751. Plus nombreux, les flous terminologiques sont également plus gênants, puisqu'ils contribuent à brouiller les objets historiques dont l'auteur traite : A. Suhamy parle ainsi de « royaume » carolingien, alors qu'il s'agit, après 800, d'un empire, écrit que les maires du palais sont « les chefs du pouvoir exécutif », ce qui est évidemment anachronique, ou encore reprend la figure de la « pyramide féodale », critiquée depuis longtemps par les historiens.

La promesse du sous-titre – « de Charlemagne à Spinoza, le procès de la prédestination » – n'est guère tenue : l'auteur ne dit rien de la question pendant tout le Moyen Âge central puis tardif, et évacue la Réforme protestante en quelques lignes. Pourtant, l'un des enjeux majeurs du combat de Luther puis de Calvin est bien de passer d'une religion des œuvres à une religion de la grâce, retrouvant donc le combat de Godescalc. Mais rien n'est dit de ce moment pourtant si important. De même, la relecture du débat au XVIIe siècle est évacuée en moins de vingt pages, à un rythme très soutenu qui risque fort de laisser le lecteur non-spécialiste sur la touche.

Enfin et surtout, l'appareil critique aurait dû être plus étoffé : en l'absence de notes de bas de page, les références aux sources ou aux travaux d'historiens ne sont jamais précises. Impossible dès lors de savoir de quelle œuvre est tirée telle ou telle citation. Les historiens sont tous cités sur le même plan, qu'ils soient des érudits du début du xxe siècle ou des chercheurs contemporains. Dans les chapitres les plus techniques, qui s'attachent à évaluer les différentes réponses faites aux thèses de Godescalc, on se perd dans le grand nombre d'œuvres et d'auteurs cités, faute d'une mise en contexte solide, qui aurait pu s'appuyer sur une présentation précise des différents protagonistes. La lecture du livre laisse une impression étrange : cette histoire intellectuelle est somme toute bien désincarnée, à mesure que l'on vole d'un auteur à un autre, d'un texte à un autre. Peut-être aurait-il fallu davantage l'ancrer dans des lieux, réfléchir aux contextes économiques, sociaux, politiques de la production du savoir. L'absence de ces dimensions est d'autant plus surprenante qu'elles sont au cœur de la brillante thèse soutenue récemment par Warren Pezé, qui porte précisément sur le même sujet que ce livre et en propose une histoire sociale   .

Mais il s'agit là d'un reproche d'historien, ce qui est un peu un faux-procès à faire à un ouvrage qui, répétons-le, ne prétends pas être un ouvrage d'histoire. Intelligent, solide, écrit dans un style très agréable – les titres et sous-titres sont de petits bijoux d'humour – l'ouvrage d'Ariel Suhamy a l'immense mérite de mettre en valeur le formidable dynamisme intellectuel d'une période souvent méconnue