A l'heure où les professionnels du cinéma français remettent un rapport pour le renouvellement du mode de financement public du septième art   , petit retour sur les conséquences économiques de la grève des scénaristes américains qui a secoué Hollywood en début d'année. Manière de comprendre les différences d'échelles   .

"Je vais vous dire trois choses : tous les scénaristes sont des enfants ; la moitié sont des ivrognes ; et jusque très récemment, tous les scénaristes de Hollywood étaient des gagmen. La plupart sont encore des gagmen, mais on les appelle scénaristes. Et… je ne crois pas avoir un plus gros cerveau qu’un scénariste, mais je crois juste que son cerveau m’appartient. Je sais ce qu’il faut faire pour l’utiliser." Cette réplique se trouve dans le film d’Elia Kazan The Last Tycoon, adapté du dernier roman de F. S. Fitzgerald. Elle est prononcée par Robert De Niro incarnant le personnage de Monroe Stahr — une version fictive du célèbre Irving Thalberg, géant de la production hollywoodienne des années 1920 et 1930, et s’adresse à un certain Brimmer (Jack Nicholson), représentant syndical (et communiste !) des scénaristes américains. La scène est peut-être romancée, mais elle montre bien que l’histoire des tensions entre les studios et les scénaristes ne date pas d’hier… La dernière grève s’inscrit dans une longue tradition, et à l’aune de ces décennies de conflits on peut affirmer que les scénaristes ont obtenu aujourd’hui un résultat assez impressionnant. 

Après trois mois d’âpres négociations, la grève des scénaristes américains s’est enfin terminée   , grâce à la signature d’un contrat qui prend acte de l’importance d’Internet dans l’économie du divertissement – et dans les revenus de ceux qui le fabriquent. En effet, l’évidence des mutations économiques n’avait pas encore été traduite dans les statuts des scénaristes et, même si ce nouveau contrat laisse encore subsister des interrogations, il permet certainement de satisfaire certaines de leurs revendications majeures et d’établir désormais des bases saines pour penser cette nouvelle donne industrielle.

La façon dont cette lutte s’est déroulée nous informe sur l’état de l’industrie et sur ses enjeux. Notons d’abord que l’épilogue du 12 février n’a pas été acquis uniquement à cause de l’urgence de la cérémonie des Oscars le 24, mais également à cause de l’imminence des négociations avec la guilde des acteurs (SAG), dont le contrat va également arriver à échéance le 30 juin prochain. Si les acteurs se mettent en grève à leur tour pour demander des améliorations notables dans leur nouveau contrat, si en particulier ils souhaitent des taux plus avantageux que les scénaristes, ils risqueraient de troubler l’été hollywoodien avec une nouvelle grève – qui serait la suite d’un scénario fort désagréable. Cette perspective a été présente à tous les esprits : aux studios qui ont accepté certaines concessions, aux scénaristes qui ont accepté des seuils de rémunération plus bas que revendiqué en attendant de voir si l’intervention des acteurs permettrait de remonter ces chiffres.

La grève a dramatisé différents phénomènes. Une part des conséquences est à court terme : de nombreux tournages ont été bousculés afin de parer à l’éventuelle grève des acteurs, et on prévoit une certaine fébrilité sur les prochains marchés du film, par exemple à Cannes en mai, quand il faudra renouveler les stocks de projets. D’autre part, l’absence de programmes scénarisés sur les écrans américains a permis à la  téléréalité d’occuper tout le terrain et de faire penser qu’elle a de beaux jours devant elle : les chaînes des groupes Fox ou NBC Universal ont pu tirer le meilleur profit de programmes beaucoup moins chers à produire, comme American Idol ou The Biggest Loser. Mais il ne faut pas oublier qu’une des plus grandes forces de cette industrie reste son exportation internationale, qui s’appuie tout de même beaucoup mieux sur les séries et les films – la téléréalité restant pour l’instant prisée bien davantage par les publics nationaux. 

Le nouveau contrat prouve indéniablement l’importance que les studios accordent à la fabrication des scénarios. Que dit-il ? Premier point majeur, il établit des règles spécialement consacrées à la fabrication des contenus Internet : il admet que le web puisse devenir le débouché principal pour une création (ce sont les "droits séparés" sur Internet). Le directeur de la guilde des scénaristes, Patrick Verrone, un ancien avocat devenu scénariste puis leader syndical "star", a décidé de donner l’exemple en se lançant justement dans l’écriture de contenus pour Internet. Après avoir déjà eu beaucoup de succès en collaborant avec Matt Groening, père des Simpsons, pour la série animée Futurama sortie uniquement en DVD, il veut montrer que même si la création sur Internet est encore peu financée, la garantie d’une rémunération proportionnelle pour les scénaristes permettra d’y créer de la valeur progressivement.

Par ailleurs, pour ce qui concerne les exploitations Internet dérivées de la télévision ou du cinéma, différents accords ont été trouvés. Les revenus proportionnels vont être scrupuleusement différenciés : selon qu’il s’agit de la diffusion d’une création pour la télévision ou pour le cinéma, selon que le téléchargement est définitif ou temporaire, accompagné de publicité ou pas. Vous payez pour télécharger définitivement un film de cinéma ? Ses scénaristes recevront 0,7% de la somme. Vous visionnez en streaming un programme télévisé précédé par des clips publicitaires ? Ils recevront 2%. Un principe essentiel est acquis : les scénaristes obtiennent une rémunération proportionnelle sur toutes les exploitations Internet, qu’elles soient rémunérées par le téléchargement payant ou par la publicité. Le contrat permet de reconnaître que les diffusions accompagnées de publicité ne sont pas des opérations de promotion mais bien des modes d’exploitation. Autre aspect fondamental, il établit que l’assiette de la rémunération proportionnelle des scénaristes sera le distributor’s gross receipt et non le production gross receipt : le chiffre d’affaires et non le bénéfice du producteur après qu’il se soit remboursé de tous ses frais (d’une façon qui aurait été trop difficile a définir).

Le point le plus controversé reste celui des "fenêtres de diffusion" associées au lancement d’un produit : par exemple, les scénaristes ne touchent que 0,36% sur les 100.000 premiers téléchargements d’un film, et rien pendant les 17 premiers jours d’exploitation en streaming d’un programme télévisé. Certains pensent que ces fenêtres rendent le contrat inepte, et qu’elles rappellent trop les résultats de la grève de 1988 : soldée par des promesses de renégociation des taux vidéo qui n’ont jamais été tenues. Mais la situation a changé : la grève aura fait perdre cette fois 2 milliards de dollars à l’économie du divertissement, soit quatre fois autant qu’en 1988 (alors qu’elle a duré six semaines de moins), et les scénaristes américains auront donc réussi leur démonstration de force. Les 12.000 scénaristes américains de février 2007 ont su prouver que, outre "des amuseurs publics et des ivrognes", ils étaient des professionnels organisés et volontaires sur lesquels il faudra désormais compter pour développer la nouvelle industrie des médias. 


Voir aussi :
> Scénaristes US vs. scénaristes français : les gains ne sont pas comparables.
> Scénaristes d'Hollywood, les raisons d'une grève qui dure.

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crédit photo : Her in Van Huys/flickr.com