Face à des migrations imposées par les faits (climat, guerres...), migrer doit devenir un droit, pour le salut même de l’Europe.

Aura-t-on tout entendu sur cette crise des « migrants » ? Les vocables les plus ignobles se font concurrence. Les amalgames les plus honteux martèlent le champ médiatique. On pensait le mot « camp de concentration » définitivement banni, pourtant la réalité est là. Comment se faire une idée ? Comment faire le tri entre nos émotions, entre un enfant mort sur une plage et les zones de non-droit aux abords de Calais ? Quel espace reste-t-il aux discours intelligibles et apaisants ?

L’ouvrage de Thomas Lacroix a ceci d’admirable : il est clair, précis, complet, limpide. Il ne s’enferme ni dans une logorrhée technique ni dans une posture partisane. Il expose les faits et offre un idéal rappel à l’ordre pour ceux qui déforment, détournent ou profitent des événements. Ce regard lucide sur une migration exceptionnelle est aussi l’occasion de questionner le sens politique de l’Europe. La crise financière en 2007 a fait tanguer l’Union Européenne et a remis en cause bien des certitudes sur la solidité de cette union. Celle des migrants est sans doute plus implacable. Elle est plus profonde aussi, touchant à ce qu’il y a d’essentiel dans notre Humanité. L’Europe des 27 est sur le point de ne jamais s’en remettre.

Les chiffres présentés dans cet ouvrage sont ceux du laboratoire « Mirgranter » rattaché au CNRS. Ils sont précis et montrent l’ampleur de ce mouvement humain. Les termes ne sont pas moins précis et l’ouvrage redonne quelques définitions salutaires pour comprendre les différences entre clandestins, demandeurs d’asile, réfugiés… Tous sont des migrants au même titre que les familles qui ont quitté la Faute-sur-Mer à la suite de la tempête Xynthia en 2010, pour ne jamais y revenir.

Une réalité historique et continue

Nous vivons en Europe le plus haut niveau de demande d’asile depuis la seconde guerre mondiale. En même temps, il ne s’agit que de 0,024% de la population européenne. Entre ces deux réalités, l’histoire ne fait que suivre son court. Les migrations ne se décrètent pas. Elles sont un phénomène enraciné dans l’histoire humaine. Elles sont même, et ce depuis toujours, indispensable à toute croissance de la population. Ces migrations sont au cœur du paradoxe libéral entre ouverture inconditionnelle des frontières pour les uns et fermeture sélectives ou définitives pour certains. De l’autre côté de cette frontière européenne, et que ce soit la recherche d’une vie meilleure ou la fuite de violences, les raisons des migrations sont multiples. Elles sont toutes légitimes et objectives. Elles existent depuis toujours. L’auteur rappelle par exemple qu’en France, un tiers de la population a, au moins, un parent ou un grand-parent d’origine étrangère. Par ailleurs la proportion de migration dans le monde a toujours été la même. (3% de la population mondiale). Enfin, il existe toutes sortes de migrants et ils ne sont pas tous pauvres. Un quart des migrants du mondes sont issus des pays dits industrialisés. On parle de « migration positive » lorsque le fait de migrer est encouragé par la famille ou la politique éducative. On compte par exemple 1,3 millions de français dans le monde.

La majeure partie reste une migration subie, celle que les circonstances économiques, politiques voire climatiques imposent. Il s’agit de réfugiés, que l’on retrouve à Calais ou dans le plus grand camp d’Afrique au Kenya, celui de Dabaad qui accueille plus de 300 000 réfugiés, l’équivalent d’une grande ville européenne. Ces réfugiés sont 60 millions aujourd’hui répartis dans le monde. Ils migrent pour survivre, rien de plus.

Vers quels pays ?

Le choix du Pays de destination se fait sur la base d’une circulation intense de l’information. Il passe bien entendu par le filtre des représentations et se nourrie de mythe. On constate aussi que le choix d’un pays ne se fait pas sur sa politique sécuritaire ou sur la qualité de la défense des droits, mais de manière rationnelle, en particulier sur le niveau de croissance du Pays. Les flux de migrants sont clairement liés à l’évolution du PIB du pays d’accueil. La connexion entre cycles économiques et migratoires est le produit d’une circulation de l’information entre pays d’accueil et pays d’origine. L’Erythrée est exemplaire sur bien des aspects des choix et de motivation de destination. Dans tous les cas elle est d’abord une pulsion existentielle née de la conviction que construire sa vie sur place est impossible.

La diversité des situations européennes

L’Europe fut, jusqu’en 1914, la première source d’immigration dans le monde. Désormais, elle sera dans les décennies à venir l’un des premiers pôles d’accueil des migrations. Les situations sont différentes selon les pays et chacun réagit en fonction de son propre intérêt. De nombreux pays découvrent aujourd’hui un phénomène migratoire qu’il ne connaissait pas. Peu de temps auparavant, certains étaient plutôt des pays émetteurs, tels l’Italie ou le Portugal. Ils sont désormais les principaux récepteurs de mains d’œuvre étrangère, le premier pays d’immigration restant l’Allemagne. Chaque pays réagit différemment entre ceux du nord plutôt libéraux et ouverts et ceux de l’Est tentés par une fermeture définitive. Quant à la France, si elle se dote dans les années 1970 d’une politique migratoire, elle continue d’accueillir les réfugiés fuyant les dictatures (Espagne, Chili, Vietnam) et les grands bouleversements du continent africain, des rapatriés d’Algérie jusqu’aux conflits d’Afrique centrale des années 90. Aujourd’hui sa population immigrée, dont les étrangers, se stabilise. Ce pays devient un pays de transit, mise en évidence par la formation de camps informels que l’on tente une nouvelle fois de déconstruire.

Sujet central mais service minimum

Face à la diversité des situations et des réactions des Etats, l’Europe est dans une impasse. Cette situation, rappelle Thomas Lacroix, occupe une place centrale dans le débat public mais finalement minimale dans l’action publique. La politique européenne a longtemps tenté de s’accommoder des flux migratoires, malgré la politique sélective mis en place depuis les années 80. Depuis 2010, c’est une politique réactive qui se traduit par la tentation de la fermeture, signe d’impuissance. Mais ce sont depuis toujours les mêmes recettes, celles qui consistent à externaliser le problème en dehors des frontières de l’Union depuis Schengen (création de hot sport, négociation avec la Turquie) plutôt que de le traiter véritablement. La publication des photos du petit Aylan, noyé sur une plage grecque, pousse les européens à agir en tentant d’élaborer une politique de répartitions et de quotas. Mais la solution divise plus qu’elle n’unit les 27. On reste sur des déclarations d’intention. La situation illustre l’impossible coordination des Etats membres. A chacun de s’organiser comme il veut et comme il peut. Aucune cohérence n’est possible.

L’Europe qui flanche

C’est le paradoxe d’une Europe confrontée à cette liberté d’aller et de venir qui a été l’une des bases de la construction européenne. Ces politiques restrictives et étatisés se retournent contre elle, contre son projet et ses fondements. Les populismes en tout genre et dans tous les pays n’ont plus qu’à se servir. L’Europe leur offre sur un plateau un peu plus de crédibilité. Les conséquences les plus dramatiques de ce fiasco touchent d’abord les migrants eux-mêmes, qui ne peuvent bénéficier de soins les plus élémentaires, qui voient leur droits et leur dignité bafoués chaque jours. Les conventions internationales de défenses des droits fondamentaux sont reléguées au second rang, à terre comme en mer. Face à cette situation, la seule décision radicale est venue de l’un des principaux pays de destination des réfugiés, l’Angleterre avec le Brexit.

Migrer doit devenir un droit

Il semble temps de redéfinir la politique migratoire, inadaptée aux nouveaux contours de la réalité. La même politique installée depuis les années 1970 est désormais totalement hors de propos face à ce mouvement de réfugiés dont les causes sont objectives. On arrive à des aberrations administratives, mises en évidence par le système de Dublin, avec des conséquences humaines intolérables.

C’est d’abord à l’échelle internationale qu’il faut prendre en compte ce mouvement de population qui n’a aucune raison de faiblir, notamment par la croissance inévitable des réfugiés climatiques. Et c’est sans aucun doute à l’ONU de se saisir du problème plutôt qu’à la seule Union européenne. C’est pourquoi « Migrer » doit revenir un droit et l’ouverture des frontières la règle. Rien d’utopique là dedans ! Au contraire, ce principe a déjà été mis en œuvre lors de la crise indochinoise des années 70 ou encore durant la première guerre mondiale. Cette perspective n’est pas sans obstacles culturels ou économiques, notamment si le droit de migrer s’accompagne du droit à l’installation dans le pays d’accueil. L’auteur précise que des scénarii existent et que des groupes de travail sont déjà à l’œuvre. Ils montrent la pertinence de ce qui sera une nouvelle forme de gouvernance de notre société globalisée, intégrant à la table des négociations associations, chercheurs et acteurs économiques. Aucun catastrophisme, aucun déferlement de populations, pas d’impact sur les niveaux de vie mais une nouvelle manière de vivre ensemble dans un monde plus ouvert, plus mobile et forcément plus apaisé.

Sortir de l’impasse demande un effort qui n’est finalement pas si grand et presque naturel