La Bund, attaché à la promotion et à la défense du yiddish et résolument antisioniste, a dû répondre après-guerre à la création de l'Etat d'Israël

L’ouvrage de David Slucki The International Jewish Labor Bund after 1945 : Towards a global history (Rudgers University press, 2012) traite du Bund après la Seconde Guerre mondiale qui a décimé la civilisation ashkénaze, le judaïsme européen et fait disparaître le prolétariat juif auquel ce syndicat-parti s’adressait. Il est issu de sa thèse de doctorat en histoire soutenue à l’Université de Monach en Australie. Les travaux de cet universitaire australien d’abord assistant professor à l’Université de Monach puis au département d’études juives du College of Charleston en Caroline du sud, portent sur la culture yiddish envisagée sous l’angle politique et culturel. Il anime par ailleurs un site consacré à l’historiographie du Bund («  bundism.net  ») qui dresse l’inventaire des parutions scientifiques ayant trait à ce parti et à son idéologie.

 

Bundisme, sionisme et anti-sionisme

 

Le Bund polonais se dissout le 16 janvier 1949 lors du Congrès de Wroclaw. Ses représentants appellent leurs membres à rejoindre le parti communiste polonais. Pour autant, l’activité du Bund a perduré dans une vingtaine de pays d’Europe, aux États-Unis, au Canada, dans certains États d’Amérique latine, en Australie mais également en Israël.

Slucki qualifie d’« étrange mission » la transformation du Bund polonais en un mouvement transnational présent dans une douzaine de pays. De fait, sa perspective est double : le Comité de coordination mondial du Bund, d’une part, et les ramifications locales de l’organisation (en Europe de l’Est, en France, aux États-Unis, en Australie et en Israël), d’autre part. Cette mutation est également idéologique. Car de minoritaire, le sionisme devient après-guerre l’option politique dominante ce qui conduit le Bund à réviser profondément sa conception de la «  nation juive  » (Klal Israël). Ce processus difficile produit non seulement de violentes controverses mais remet profondément en question le socle idéologique du parti.

Dans son introduction, Slucki revient sur l’historiographie du Bund après-guerre. Il reproche notamment aux historiens Daniel Blatman et Yosef Gorny d’ignorer les ramifications locales du Bund et d’expliquer sa disparition par celle du yiddish et son incapacité à remettre en question ses présupposés doctrinaux. L’étude de Slucki vient nuancer ce constat. Au-delà, il n’existait aucune étude d’ensemble de l’évolution du Bund après-guerre. La plupart des ouvrages sur le Bund et le mouvement ouvrier juif concluent son histoire avec l’invasion de la Pologne comme ceux de Nathan Weinstock   et Henri Minczeles   , à s’en tenir aux auteurs francophones. Daniel Blatman dans son ouvrage Notre liberté et la vôtre   retrace l’histoire du Bund jusqu’en 1949, année de la dissolution du Bund polonais qui serait aussi une «  tombée de rideau  ». Pourtant, avec la disparition du centre polonais, le mouvement s’est mué en une organisation mondiale dont les branches réunies en un Comité de coordination mondial tiennent congrès dans tel ou tel pays — Comité de coordination et non organisation mondiale sur le modèle sioniste. Les rapports de l’organisation avec le sionisme et Israël — non synonymes pour le Bund — sont une autre zone aveugle de l’historiographie que Slucki contribue à éclairer en se basant sur les résolutions prises par les branches locales du Bund, les tribunes et articles parus dans ses organes de presse de 1944 à la fin des années 1950.

Slucki décrit minutieusement les étapes qui ont conduit le Bund à «  reconsidérer sa position  ». Plutôt qu’un revirement radical, ce sont en fait des inflexions successives, des infléchissements qui se sont heurtés à des résistances internes d’une part, et ont divisé profondément le mouvement d’autre part. Au-delà, il interroge la postérité de l’anti-sionisme d’un point de vue juif dans ce nouveau contexte. Daniel Blatman écrit que les dirigeants du Bund «  espéraient qu’en unifiant toutes les forces socialistes juives et refusant de considérer le sionisme comme la seule réponse possible au problème juif, ils pourraient éviter, au moins en partie, la disparition du Bund  »   .

David Slucki entreprend une archéologie de ce nouveau combat devenu, pour la majeure partie du monde juif, résolument à contretemps.

C’est l’adjectif «  complexe  » qui, sous sa plume, qualifie le plus souvent les relations entre le Bund et Israël. Ces relations sont marquées par une «  tension  » permanente entre la doykayt («  hereness  », i.e. lutte sur place ou vie en diaspora parmi les nations) et la reconnaissance de la place d’Israël au sein du monde juif. C’est in situ, en Israël, que cette tension a été la plus vive. Le Bund en Israël présente la situation la plus «  complexe  » sinon paradoxale puisque antisioniste et hostile à l’État au sein duquel il est implanté. L’impact de cette expérience singulière aurait été «  considérable  » dans le débat qui agite en permanence le Bund sur la question du sionisme.

Si la querelle entre les deux idéologies est ancienne, le contexte de l’après-guerre renverse le rapport de force jusque là favorable au bundisme et provoque sa division sur l’attitude à adopter face au sionisme. Une activité militante sur le sol israélien contribue à infléchir son anti-sionisme traditionnel. 

Bundisme et sionisme sont deux idéologies nées en Europe la même année, en 1897, qui incarnent de manière concurrente et différente l’idée d’un renouveau national juif dans la société moderne avec pour point de convergence l’idée de «  nation juive  » entendue comme la communauté de destin de tous les Juifs religieux ou non en Israël ou en diaspora.

L’ «  algemeyner yidisher arbeter bund in Lite, Poyln un Rusland  » (Union Générale des Travailleurs Juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie) communément appelée «  Bund  », était le principal parti des travailleurs juifs dans l’Empire Russe puis en Pologne jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Son idéologie a progressivement intégré la notion d’autonomie nationale-culturelle  empruntée aux austro-marxistes Otto Bauer et Karl Renner. Il s’agit d’une conception «  nationalitaire  » dissociant nation et territoire. En conséquence, le Bund aspirait à participer à la Deuxième Internationale en tant que membre de la délégation russe et rejetait toutes les solutions extraterritoriales proposées par les autres partis ouvriers notamment sionistes et sejmistes.

Lors de la révolution de 1905, trois fractions se forment à partir de l’Organisation sioniste (Z.O.) : les Sionistes Socialistes, le Parti Socialiste-Sioniste (SERP) dont les membres sont appelés «  sejmistes  » et le parti ouvrier social-démocrate juif «  Poale Sion  » (Les travailleurs de Sion). Ceux-ci se concentrent sur les revendications territoriales. Ber Borochov souhaitait un changement de condition radicale des conditions de production dans la vie juive qu’il conditionnait à l’obtention d’un territoire propre où les Juifs pouraient prendre en charge l’appareil productif de manière normale et autonome. L’émigration devait se concentrer en Palestine. Cette région se prêtait mieux à une autonomie territoriale et politique car différente en tout point des pays traditionnels d’émigration.

En 1901, le 4e Congrès du Bund débouche sur une condamnation de principe très ferme de l’idéologie sioniste. Le sionisme est présenté comme un adversaire nationaliste dont le but est de détourner les travailleurs juifs de la lutte des classes, d’une part, et de les isoler des travailleurs non-juifs, d’autre part. Cette idéologie conduirait en réalité une politique «  bourgeoise  » sous le masque du socialisme. Il est, par conséquent, le pire ennemi du prolétariat juif organisé. Au sionisme, le Bund oppose un «  patriotisme de la Galout  ». Par ailleurs, le Bund redoutait les difficultés qui devaient surgir en Palestine : «  ceux qui devraient être expropriés ne se laisseraient sans doute pas faire les bras croisés  » prédisait le bundiste Balakan en 1905. De leur côté, les sionistes reprochaient aux bundistes de réduire la question nationale à une question culturelle et, surtout, linguistique. Pour Ber Borochov, le Bund ne s’en tenait qu’aux conséquences et non aux causes de l’oppression.

Le Bund et les différents courants sionistes de gauche s’opposent constamment jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Le conflit qui n’est pas seulement doctrinal, prend part dans la rue où il s’agit d’emporter l’adhésion de millions de Juifs. Il en est de même entre les deux guerres. Si le succès politique des sionistes est incontestable (ils disposent de 32 députés au parlement de Varsovie sur 47 députés juifs), leur division croissante (entre laïques et religieux, gauche et droite) permet au Bund de conserver une hégémonie politique. Les premières années de la Seconde Guerre mondiale n’ont d’ailleurs pas contribué à assouplir les positions respectives ni remédier à l’antagonisme, bien au contraire.

 

Nouveau contexte d’après-guerre et renversement des rapports de force

 

Sans disparaître, le modèle diasporique compose désormais avec un foyer juif en Palestine puis Israël dont la population croit rapidement avec l’afflux de réfugiés, personnes déplacées (Displaced Persons) en provenance d’Europe centrale et orientale. En outre, la popularité du sionisme grandit jusqu’à s’imposer désormais à beaucoup comme une solution sinon une évidence. Lyvik Hodes, militant et journaliste devenu le principal théoricien de la jeunesse bundiste, distingue quatre mouvements : le bundisme et le sionisme, tous deux séculiers et issus de la modernité, puis l’orthodoxie et l’assimilation. Il admet que le bundisme est le seul des quatre à ne pas rencontrer le succès tandis que le sionisme connaît désormais le plus fort engouement.

Au sortir de la guerre, le Bund hérite de décennies d’opposition radicale au sionisme, et cette position reste partagée par la plupart de ses membres. L’attachement des bundistes au socialisme et à la doykayt n’a pas faibli tout comme l’anti-sionisme. Mais ce conflit devient purement intellectuel et trouve essentiellement à s’exprimer dans la presse, à l’exception notable d’Israël où se développe dans les années 1950 une communauté yiddishophone qui milite également sur le terrain.

Peu avant la victoire des alliés, une polémique virulente entre bundistes et sionistes éclate dans les colonnes de Yiddish kempfer l’organe des sionistes socialistes new-yorkais. Le Bund est attaqué sur trois fronts : il est invité à reconnaître la réalisation de l’idéal socialiste en Palestine ainsi que son échec à apporter une solution rationnelle au particularisme juif et à contrer la position sioniste selon laquelle une nation ne peut exister sans un territoire propre sur lequel se concentrer.

La réponse d’Emanuel Nowogrodski, secrétaire de la représentation américaine du Bund polonais en exil, repose sur une distinction entre la communauté juive, celle installée en Palestine par exemple, et le sionisme comme idéologie. Cette distinction, ou plutôt disjonction, ne cessera d’être affirmée par les instances du Bund dans les années suivantes et à compter de la proclamation de l’État hébreu.

Les critiques du sionisme trouvent pleinement à s’exprimer après-guerre notamment dans Unzer Tsayt sous la plume de Hodes. David Slucki le qualifie d’ailleurs de porte-parole officieux du mouvement sur la question du sionisme. Il rédige une série d’articles sur l’importance de la doykayt et de la diaspora dans la «  résurrection  » du monde juif.

La tâche que le Bund s’assigne est de changer les conditions de vie de l’humanité au sein de laquelle vivent les Juifs en considérant que l’existence diasporique et les échanges avec leur entourage ont représenté une richesse. Hodes estime que la création d’un État en Palestine n’a pas besoin de se fonder sur la doctrine sioniste. Et si tel était le cas, cela aurait pour effet mécanique d’affaiblir la culture juive et la diaspora d’une part, et de conduire à une guerre perpétuelle avec les voisins arabes, d’autre part. Hodes affiche tout autant son scepticisme sur l’engouement des Juifs de diaspora plutôt enclins, selon lui, à émigrer aux États-Unis. En 1947, il stigmatise au 22e Congrès du Bund le «  désespoir  » exploité par le sionisme et ses promesses de «  rédemption  ».

Le Bund à New York adopte une résolution, confirmée à la fin de 1948, condamnant le plan de partition. Préférence est donnée à un État binational ou une solution fédérative garantissant une égalité de droits entre Juifs et arabes. La même année, Emanuel Sherer propose tantôt d’approfondir la solution fédérative qui favoriserait une autonomie territoriale et culturelle tantôt de considérer qu’il n’entre pas dans les attributions du Bund de reconnaître Israël.

D’autres arguments d’ordre géostratégique sont avancés par la suite : la crainte d’une «  guerre perpétuelle  » certes, mais aussi celle de voir le sort des Juifs suspendu au droit de veto de l’URSS qui gagnerait dans la région une influence qu’elle n’avait pas. La prétention des sionistes de bâtir un État juif «  quelqu’en soit le prix  » est l’argument mobilisé en dernière analyse.

 

Des militants divisés, des positions désormais nuancées

 

Le débat s’intensifie et, si la position officielle ne varie pas lorsque la création de l’Etat d’Israël est proclamée en mai 1948, la deuxième conférence du Bund à New York cette même année fait apparaître une minorité à la fois anti-sioniste et pro-israélienne. Un compromis précaire est trouvé qui repose sur une volonté de rapprochement entre le Bund et les Juifs israéliens tout en rejetant l’agenda sioniste.

La question divise les rangs du Bund. Ainsi, Pinchas Schwarz, militant de longue date et secrétaire exécutif du YIVO (Institute for Jewish Research), invite le Bund à réviser sa position à l’égard du sionisme. La «  question clé  » est moins la reconnaissance d’un État, fait désormais accompli, que la nature des liens avec Israël. En fait, le Bund craint que le rejet de l’État juif ne l’isole auprès de la diaspora. Cet État apparaît même au fil des débats comme un moyen de remédier à la question des personnes déplacées.

La priorité est d’apporter une solution pratique au Yichuv non de réactiver le conflit d’avant-guerre compte tenu de l’absence de forces progressistes dans le monde arabe. La question immédiate est celle des relations à entretenir avec le Yichuv. La question se pose avec une particulière acuité car la promotion de l’hébreu se réalise au dépend du yiddish considéré comme la langue du juif diasporique (goles yid) dégénéré aux points de vue spirituel, national et moral.

Libmann Hersch, démographe spécialisé dans les migrations juives, qui dirige la tendance minoritaire, accepte l’État juif même s’il est «  construit sur un volcan  » et «  entouré d’une mer d’hostilité  » à condition qu’il repose sur des principes démocratiques et le règne de la Justice. Ses positions s’expriment à travers deux articles importants. «  Notre dispute historique avec le sionisme  » examine l’inflexion de cette querelle au regard de la Shoah. Il condamne l’exclusivisme du sionisme qui n’accepte de destin que «  là-bas  » dans la négation de la diaspora et soutient que la condition juive peut exister à la fois «  ici  » et «  là-bas  ». Ce clivage révèle, selon lui, deux conceptions du judaïsme. L’une fondée sur le «  peuple  », celle du Bund, l’autre sur «  la terre  », celle du sionisme. En somme, le conflit opposerait la théorie du «  peuple-monde  », car les Juifs sont un peuple «  exilitique  » selon Sherer, à celle du peuple-État, «  Eretz Ysroel  » versus «  Folk Israël  ». En conséquence, Hersch propose de reconnaître la légitimité du sionisme s’il renonce à nier la diaspora   . Car toute amputation de la diaspora heurte le corps du peuple juif dans son entier selon Hersch. En tout état de cause, le Bund ne devrait pas, selon lui, se proclamer ennemi d’Israël.

La conférence de 1955 se heurte encore à la difficulté de dissocier l’État juif du sionisme. Elle débouche sur la consécration de la notion de «  peuple-monde  » et la condamnation de la création d’Israël. Surtout, alors que 6% des Juifs vivent en Israël, celui-ci menace de s’ériger en porte-parole du judaïsme mondial. Le «  totalitarisme hébraïque  » qui régnerait sur le Yichuv est dénoncé de plus fort. Pour Y.Y. Trunk, qui réaffirme le principe de la doykayt, le centre de gravité du monde juif se déplacera vers les États-Unis.

Le problème des réfugiés palestiniens se superpose avec celui des personnes déplacées pressés par l’agence juive de rejoindre Israël, les réfractaires étant qualifiés de «  traîtres  ». Pinchas Schwartz avance même que les israéliens seraient devenus «  oppresseurs  » car guidés par une conception étroite de leur sécurité. Mais l’impasse des relations entre Israël et ses voisins arabes fragilise la doctrine de l’État binationale proposée au mieux par le Bund y compris après la création d’Israël.

 

Un nœud gordien : être juif antisioniste en Israël

 

Un autre élément de complication tient au développement du Bund en Israël. Des dizaines de bundistes ont gagné le Yichuv dans les premières années de la guerre longeant la mer Caspienne comme soldats de l’armée polonaises parmi lesquels Hershl Himmerlfarb représentant du Bund au Conseil de Varsovie avant-guerre. Leur situation est toutefois précaire, temporaire et ils se perçoivent comme des réfugiés en attente de regagner leur pays dès que possible. Clandestin jusqu’en 1951, le Bund israélien occupe une position minoritaire et contestataire, celui d’un «  ennemi intérieur  », qui s’exprime via son journal Lebns-Fragn («  Questions de vie »). Ce bimensuel en yiddish est publié à compter de mai 1951. Isachar Artuski en est le fondateur et Ben-Zion Tsalevitsh le directeur de la publication. Il fait le lien entre activisme politique et culturel, ce qui est une constante du Bund. Le nombre de ses lecteurs est évalué à 2000 en 1959. C’est le domicile du militant Itke Tsalevich sur Basel Street à Tel Aviv qui de facto sert de local. Il devient une véritable bibliothèque yiddish et un centre d’où sont expédiés des colis pour les militants prisonniers des camps soviétiques.

Comment dépasser le paradoxe de la présence bundiste en Israël ? Le Bund doit-il rejoindre la Histadrut, principal syndicat de travailleurs israéliens ? Comment doit-il affronter la relégation et l’interdiction du Yiddish ? Telles sont les questions qui se posent à la Conférence de mai 1952 lors de laquelle le parti réaffirme son opposition au sionisme décrit comme une promesse rédemption trompeuse d’une part, et sa volonté d’un État démocratique bâtit sur les principes d’égalité et de justice sociale, d’autre part.

Considérés et se considérants comme hérétiques en Israël, les bundistes essaient toutefois de prendre part à l’édification du projet national. Cet état de fait contribue à modifier la perception du Comité mondial du Bund sur la situation en Israël. La disjonction État juif/sionisme est une ligne constante qui peut conduire un bundiste argentin, Pinie Wald, à soutenir que l’existence de l’État juif n’est pas la réalisation du sionisme. L’implantation du Bund favorise les visites de dirigeants, militants, et développent leurs affinités. Ceux-ci constatent de visu les réalisations du jeune État et, tout en continuant à rejeter le «  sionisme  », révisent quelque peu leur jugement. Ainsi, en 1947, Libmann Hersch rapporte de fortes impressions de sa visite notamment des réalisations des kibbutzniks ou du développement de l’Université hébraïque de Jérusalem. Il en est de même du leader bundiste Emmanuel Patt qui, en 1954, se dit impressionné par la vitalité de l’identité juive et du socialisme dans la jeunesse. La distribution de Lebsn-Fragn dans le monde entier (New York, Melbourne, Mexico etc.) favorise l’infléchissement de sa position.

À la deuxième Conférence de 1954, les circonstances conduisent à l’apparition d’une tendance minoritaire qui estime que l’opposition au sionisme a vécu, et que les énergies doivent se concentrer sur des tâches prioritaires. La fin de la querelle contre le sionisme apparaît comme la condition de la préservation de l’État. Cette situation objective interroge sa base idéologique. La position «  dedans dehors  » des bundistes israéliens n’apparaît plus tenable pour certains, conscients d’être partie intégrante de cet État et soucieux de son bien être. Leur position singulière est «  non-sioniste  » plutôt qu’anti-sioniste d’autant que la situation du yiddish s’améliore avec l’arrivée de réfugiés yiddishophones. Artuski la qualifie de «  favorable  » même si la création d’une chaire à l’Université hébraïque de Jérusalem en 1959 suscite une certaine méfiance de l’organisation.

Le combat devient essentiellement culturel à mesure que l’organisation s’enracine : une classe de yiddish est ouverte à Tel-Aviv puis à Haïfa et Beer-Shev’a. Le gouvernement s’était opposé à la parution de Lebns-Fragn qui grâce à l’obstination d’Artuski paraît légalement. Lors des élections de 1959, le Bund se présente sous sa propre bannière et souhaite attirer l’attention sur son programme qui repose sur trois piliers : l’égalité entre tous les citoyens, le renforcement des liens culturels avec la diaspora, une feuille de route pour des négociation en vue de la paix. Le succès est faible mais des soupçons de fraude entachent le scrutin.  Dans le même temps, des membres rejoignent les autres partis par pragmatisme.

Si les années 1950 marquent l’apogée du Bund en Israël, celui-ci se résume à une poignée d’activistes énergiques au premier rang desquels Artuski. Son journal qui paraît sans interruption jusqu’en 2014, est sa plus grande réalisation et réussite. Cela a été rendu possible grâce à la théorie selon laquelle la doykayt est possible et souhaitable même dans un État juif.

Lors de la Conférence mondiale de 1955 à Montréal, le Bund admet pour la première fois qu’Israël peut jouer un «  rôle positif  » dans la vie juive. Ce rapprochement est lent et graduel. Toute une palette de postions s’expriment. L’historien Jacob Sholem Hertz incarne une voie médiane et pragmatique selon laquelle Israël doit être jugée en fonction de ses actes et non d’un point de vue théorique. Les résolutions de la Conférence condamnent toutefois la prétention du sionisme à faire d’Israël le foyer de tout le peuple juif, appelle à l’égalité des droits, une «  paix juste  » avec les Arabes, car c’est une «  question de vie ou de mort  » pour les israéliens, et encourage le respect et le développement du yiddish.

L’étude de Slucki qui s’achève au mitan des années 1950, permet de constater que la position du Bund n’a pas été figée, monolithique mais a évolué en tenant compte des circonstances. Elle témoigne d’une méfiance à l’égard de la solution étatique renforcée par la découverte de l’ampleur du génocide. C’est une raison importante, encore largement ignorée, de la prévention du Bund à l’égard du sionisme.

 

Curieusement, l’ouvrage n’aborde pas les dernières années du Bund en Israël qui tient son 7e Congrès en 1985 lors duquel l’attachement au «  bien être d’Israël  » est réaffirmé. Ce faisant, il laisse un sentiment d’inachevé. Quelques représentants de la jeune génération israélienne se sont récemment intéressés à ces outsiders devenus objet d’une curiosité et d’un intérêt qui n’est pas sans lien avec la nostalgie du yiddishland et la quête des racines. Ainsi, dans Bunda’im («  Les Bundistes  »), un documentaire réalisé en 2013, le réalisateur israélien Eran Torbiner est allé à la rencontre de vieux militants du Bund qui ont poursuivi leur combat politique en Israël.

Il aurait été certainement pertinent d’interroger la postérité de l’antisionisme juif en Israël et le legs de la doctrine bundiste. Pour Yosef Gorny, il consiste essentiellement dans la lutte contre l’assimilation et l’opposition au «  colonialisme sioniste  » (sic). D’autant plus que le bundisme est souvent mobilisé dans la critique contemporaine du sionisme, parfois aussi de manière décontextualisée et instrumentale. Dans quelle mesure l’ «  Israeli Socialist Organisation  » connue sous le nom de son organe de presse «  Matzpen  » («  La boussole  ») fondée en 1962 peut-elle se rattacher à cette tradition ? Dans les années 1960, et singulièrement après la Guerre des Six Jours alors que le Bund proclame son attachement à l’existence et à la sécurité d’Israël, le Matzpen allie un radicalisme de gauche (communistes expulsé du Maki, trotskistes et anarchistes) à un anti-sionisme théorique et pratique. À compter de cette période, ses revendications portent essentiellement sur la reconnaissance du «  droit au retour  » des Arabes et à l’autodétermination fondée sur le postulat de l’essence colonialiste et impérialiste du sionisme   . Cette critique du sionisme peut-elle revendiquer l’héritage bundiste ? S’en réclamait-elle explicitement d’ailleurs ? Il y aurait certainement matière à dresser une généalogie précise pour mesurer la portée exacte de l’héritage bundiste.