Si le travail est en perte de sens, les transformations qu'il connaît actuellement pourraient ouvrir des opportunités pour restaurer son intelligence.

Le travail, dans nos sociétés, est traversé par un paradoxe vertigineux. D'un côté, le réflexe en vertu duquel nous nous définissons d'abord par notre profession montre à quel point il n'a jamais autant été à la base de la vie sociale des individus. De l'autre, la massification du chômage et la prolifération des bullshit jobs montrent à quel point le travail se fait toujours un peu plus rare et dépourvu de sens. Confronté à ce paradoxe de moins en moins soutenable, Pierre-Yves Gomez, professeur à l’EM Lyon et directeur de l’Institut français du gouvernement des entreprises, s’interroge sur la place qu’il conviendrait de reconnaître au travail dans notre société. Il identifie les fronts où pourrait se jouer cette reconnaissance en regard des transformations que connaît le travail aujourd’hui.


Condition du travailleur

Le travail est au fondement du vivre ensemble, tout du moins le travail libre, celui dans lequel le travailleur n’est pas empêché d’éprouver le sens de ses actes, lorsque sa condition le permet. C’est-à-dire lorsque la condition qui lui est faite ne le contraint pas à s’épuiser dans la poursuite des moyens de sa survie, ne le place pas sous le commandement d’un ordre social qui ne lui laisse aucune latitude, ne lui interdit pas d’exprimer ses qualités et de développer ses compétences et, enfin, ne le prive pas de pouvoir trouver un sens à son travail. Autrement dit, de pouvoir faire un travail qu’il juge utile et au sein duquel il est en capacité d’identifier sa contribution (puisqu’il n’est pas de travail que l’on ne réalise pas à plusieurs).

Ce travail ne se limite pas au travail salarié, auquel l’économie fondée sur le marché a toutefois tendance à l’assimiler, puisqu’il recouvre aussi bien le travail domestique, le travail bénévole, le « travail du consommateur » – c’est-à-dire celui que lui délèguent de plus en plus fréquemment les entreprises auprès desquelles il acquiert des produits ou des services – et le travail indépendant. Pour autant, les métamorphoses successives qu’a subies l’activité humaine à travers les grandes étapes qu’ont constitué l’exode rural et la division du travail, la mécanisation, puis la mondialisation et enfin la financiarisation de nos économies, ont fait que celui-ci a pris une part de plus en plus importante. La liberté du travailleur de définir le sens de son travail s’en est trouvée fortement diminuée, celui-ci devenant de plus en plus déterminé par des éléments externes.


Cité de consommation

Si cette dépossession a pu s’opérer, explique Pierre-Yves Gomez, c’est que travailleur a trouvé une contrepartie à la perte de l’intelligence de son travail dans l’accès à la société de consommation : « Le projet moderne a promis au plus grand nombre la consommation du plus grand nombre de biens.    » La vulgate marxiste y a contribué à sa manière en privilégiant la lutte des classes, dissuadant ainsi le plus souvent de s’intéresser au travail. Mais le clou a ensuite été enfoncé par le néolibéralisme et sa façon de ramener les rapports sociaux à « l’échange libre que consentent des individus libres de suivre leurs désirs et leurs intérêts    » et donc d’assimiler le travail à une marchandise comme les autres. Cette œuvre destructrice aurait alors été facilitée, cherche à nous convaincre Gomez, par le désintérêt manifesté pour le travail par la nouvelle critique sociale, où il englobe la pensée 68, la philosophie de la déconstruction et, pour finir, la théorie du genre. La charge est sévère. Pour autant, il n’est pas certain que l’argument d’un péché par omission soit très convaincant ici. Après tout, nombre d’auteurs, on pense en particulier à la sociologie du travail, se penchaient dans le même temps sur celui-ci.

La suite consiste dans une critique de la société de consommation sous l’angle du déni du travail, plus important aux yeux de Pierre-Yves Gomez que la finitude ou les limites écologiques auxquelles celle-ci se heurte. Cette critique de la société de consommation se poursuit dans une critique de la technique, menée, là aussi, au nom de propension de cette dernière à se déconnecter de l’utilité du travail. En même temps, certains progrès techniques rendent désormais possible un autre mode de fonctionnement favorisant la proximité entre le travailleur et le consommateur, que l’on peut regrouper sous le label de l’économie de la proximité. Gomez en donne alors une présentation rapide, en montrant comment celle-ci peut contribuer à la restauration de la condition du travailleur ou encore de l’intelligence du travail.


Intelligence du travail

Trois fronts sont ouverts, où cette nouvelle proximité du travailleur et du consommateur pourrait alors marquer des points, explique Pierre-Yves Gomez. Le premier nous renvoie à la gouvernance des plateformes numériques inventées justement par l’économie de la proximité et à la façon dont celles-ci se gouverneraient ou, ce qui revient au même, dont on déciderait de leur usage. L’auteur ne se masque pas que les effets de réseaux favorisent l’apparition de gigantesques plateformes en situation de quasi-monopole. Et il est difficile de dire clairement là où il place ses espoirs d’une orientation différente, si ce n’est dans l’existence de forces subversives propres à Internet   , mais dont la capacité de fonctionner collectivement reste très aléatoire.

Le second front concerne la robotisation et l’utilisation que l’on ferait des robots, qui pourraient conduire à supprimer massivement des emplois dans les années qui viennent ou au contraire contribuer à inventer une industrie de proximité, à base d’imprimantes 3D et autres fablabs. Un troisième front concerne la gestion des entreprises. Bousculées par les « nouvelles façons de produire et d’échanger, plus souples et plus collaboratives, plus autonomes et plus ludiques    » qu’elles ont vu émerger dans les sphères du travail non salarié, et parce qu’elles sont confrontées à un désengagement massif de leurs salariés, des entreprises, de plus en plus nombreuses, réfléchissent là encore au moyen de restaurer l’intelligence du travail.

Se satisfaire de la cité de la consommation ou vouloir faire advenir la cité du travailleur, pour employer le vocabulaire de l’auteur, consiste en définitive en un choix politique. C’est pourquoi les gouvernants (le mot étant à prendre ici dans un sens large), auxquels l’auteur en appelle pour finir, devraient choisir clairement leur camp, indique-t-il. Et celui-ci de leur suggérer alors les domaines dans lesquels ils devraient prendre position. Le premier, explique-t-il, serait de faire en sorte que toutes les formes de travail et non plus seulement le travail salarié puissent bénéficier d’une rémunération. Ce qui plaide pour l’instauration d’un revenu universel, mais non pas inconditionnel puisqu’il resterait attaché à une évaluation du travail produit dans ces différentes sphères.
Le deuxième domaine concernerait la protection des salariés indépendants, pour laquelle il conviendrait d’encourager l’émergence de communautés d’indépendants qui cherchent à maîtriser ensemble l’intelligence de leur travail, plutôt que de se satisfaire d’indépendants isolés. Car « Quand la communauté n’existe pas, c’est le donneur d’ordre qui établit les règles et le travailleur supposé libre lui est soumis.    » Enfin, le dernier domaine que suggère Pierre-Yves Gomez concerne le contrôle des technologies digitales et numériques pour faire en sorte que leur gouvernance soit assurée par les utilisateurs eux-mêmes. Il resterait à recenser dans combien de plans d’action et de quels « gouvernants » ces mesures ou des mesures équivalentes ont déjà été inscrites. Mais personne ne se berce probablement d’illusions : restaurer l’intelligence du travail ne sera pas un combat facile

 

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