Sans clef de lecture (le communisme, l’homosexualité…), le théâtre de Genet s’explique avec les conditions et les apories du visible.

Que fut le théâtre pour Jean Genet ? Telle est la question posée dans cet opuscule. Non qu’à cette question nul ne se soit jamais frotté. On connaît les propos de Roger Blin, Peter Brook, Peter Zadeck, Victor Garcia, Patrice Chéreau. Mais les grandes interprétations du théâtre de Genet – y compris celle de Jean-Paul Sartre, dont Genet mettra tant de temps à se remettre – ont toutes d’emblée un parti pris de défense et illustration : de la révolution, du communisme, de la résistance, de l’homosexualité, etc. Justement, l’idée, brièvement mais efficacement mise en chantier ici, est de déborder ces lectures habituellement aimantées par les obsessions de tel ou tel, afin de remettre en avant l’ambiguïté fondatrice dans laquelle l’œuvre (théâtrale uniquement) parvient à se tenir.
L’auteur de cet ouvrage, Olivier Neveux, est un excellent spécialiste du théâtre politique et de la politique des spectacles. Il est professeur d’histoire et d’esthétique du théâtre à l’école normale supérieure de Lyon, et membre de l’Institut d'Histoire des Représentations et des Idées dans les Modernités (IHRIM). Et il approche ici Genet – tout en s’appuyant sur les spécialistes de cet auteur concernant la totalité de l’œuvre (Albert Dachy et Michel Corvin, auxquels il rend hommage) – à partir de la question de savoir pourquoi Genet éprouve la nécessité d’écrire sous cette forme. Qu’y trouve-t-il qu’il ne trouve pas ailleurs ? On sait effectivement que Genet a écrit des poésies, des récits, des scénarii, des articles, des essais.

Pourquoi le théâtre ?
D’autant que le rapport de Genet au théâtre débute par ce mot négatif : le théâtre peut être ennuyeux. Pourquoi ? Parce que le théâtre le plus courant, outre son paternalisme progressiste, se contente de statuer sur ce qui est. Il représente. Il redouble le monde. Genet se trouve ému « par la morne tristesse d’un théâtre qui reflète trop exactement le monde visible », les actions des hommes. Quant de surcroît, on ne se laisse pas aller à ajouter que le monde est un théâtre, ou que la vie est un théâtre. Alors, la question se pose de savoir : à quoi bon le théâtre, si déjà le monde est théâtre !
Explorant les pièces de Genet (Les Bonnes, Le Balcon, Les Paravents, etc.), Neveux se garde de proposer des clefs de lecture, pour chacune. Il multiplie par contre les possibilités de lecture, rendant ces œuvres à leur travail de fiction. Certes, compte tenu de son propre travail conceptuel, l’auteur insiste sur la question du politique chez Genet. Mais l’articulation de la politique et du théâtre dont il fait son milieu de lecture reste ouverte. Ce biais du rapport entre fiction et politique, dès lors, devient fécond pour rendre compte de la déstructuration progressive que Genet opère de la scène à l’italienne dans son horizontalité, ainsi que de la disparition par lui proclamée de sa forme mondaine actuelle. Voilà qui redouble l’idée d’une absence de clef de lecture de cette œuvre théâtrale. Toute synthèse de ce type est mensongère, trouée, partielle.
Il n’empêche, la question de départ rebondit : pourquoi alors malgré tout le théâtre ? La réponse à cette question passe sans aucun doute par la notion de fiction. Le théâtre habituel, finalement, prétend se constituer en rituel, sans pouvoir assumer cette prétention (un rituel s’exerce, il ne se représente pas). Il relance la perspective d’une transcendance. Or, Genet affirme qu’il n’y a en dernière instance que le « creux », le « rien », l’absence, le néant. Au mieux peut-on pratiquer l’ironie et la bouffonnerie relativement à la transcendance. Si tel est le cas, le théâtre n’a plus de signification. Sauf s’il est susceptible d’exposer le spectateur à une fiction, mais aussi à la conscience et à la présence du fictif.

Tout ramener au visible

Quel est donc le sens de cette fiction ? L’avantage du théâtre, pourquoi pas, est de montrer que tout se passe dans un monde visible. C’est en cet acte que consiste la fiction. Elle permet de tout voir : les fonctions sociales et le vide qui les habite, le désir et sa mise en scène, le fait et son trouble, la révolution et son désarmement, le leurre et sa désillusion, etc. Une pièce de Genet le fit avec force : Le Balcon, cette pièce dans laquelle Irma possède un « curieux meuble » qui lui permet de tout observer. En somme, une allégorie de la perspective de Genet concernant le théâtre.
L’intérêt fondamental de cette notion de fiction est qu’elle déstabilise toutes les métaphysiques du théâtre : il n’y a pas d’apparence et de réalité cachée, il n’y a pas de superficialité trompeuse, il n’est pas d’illusion derrière laquelle se cacherait un arrière-monde. Aucun spectateur ne doit donc crever l’écran pour faire surgir, des profondeurs, un monde caché. Le théâtre ne peut reposer sur une illusion d’optique.
Neveux interprète alors la profusion des images et des corps dans le théâtre de Genet à la lumière de cette notion. En peuplant le visible de fastes qui le saturent, et le détourent, ce théâtre offre au regard et à la pensée d’autres paysages, d’autres entrées. Le spectateur est ainsi obligé de mettre en échec la limpidité des procédures habituelles d’identification.

La matière même du théâtre
La démonstration de Neveux couvre non seulement les pièces les plus connues, mais encore les moins célèbres. Mais il remarque que d’une pièce à l’autre, finalement, les apparences, les illusions, les images deviennent la matière même du théâtre de Genet. Ainsi en va-t-il par exemple de la politique. Le Balcon par exemple, convoque dans le visible le vide qui tient le pouvoir, sa vacuité, sa fragilité aussi. La théâtrocratie du pouvoir montre, à bien l’observer, que les figures du pouvoir sont grotesques mais puissantes. C’est bien ce pourquoi la pièce expose précisément le pouvoir de la théâtralité du théâtre à repenser le théâtre d’un pouvoir qui ne vit que de théâtralité.
Mais on ne peut quitter Genet sans se demander si ces propos doivent nous conduire quelque part. Justement non. Genet, son théâtre, n’entendent jamais jouer la réconciliation, si d’aventure on voulait lui imposer une finalité sur le modèle du « dépassement ». Genet n’est porteur d’aucune positivité, et ajoute Neveux : « fût-elle radicalement alternative à cette société. »
Certes, il est possible de distinguer dans le corpus du théâtre de Genet, des périodes différentes. Neveux ne néglige pas ce fait. Mais il est insuffisant à rendre compte de cette posture par laquelle Genet refuse de conférer au théâtre une fonction substitutive, infantilisante ou narcissique. Ce n’est pas pour rien que Les Nègres est une pièce qui vise à introduire dans l’âme de l’oppresseur le doute et le malaise de sa propre injustice.
De ce parcours proposé par Neveux, d’une franche lisibilité, on pourra tirer de nombreuses conséquences différentes : si l’on est acteur, amateur de Genet, amateur de théâtre, etc. Mais il en est une que Neveux se réserve et qui relie entièrement l’auteur, plus que Genet, à notre époque, et qui consiste à affirmer que Genet « ne propose rien, ne défend rien. Il destitue, décourage, défait, déstabilise », d’ailleurs l’action théâtrale n’est pas l’action politique, l’efficace du théâtre est autre. L’œuvre théâtrale de Genet – ce qui n’est pas son œuvre militante – échappe ainsi à la mainmise de toute bonne conscience. De toute manière, cela n’a pas de sens de précipiter le théâtre dans la vie.