Dans cet ouvrage qui mêle les registres de l’analyse rigoureuse et du militantisme altermondialiste, Wallerstein nous invite à mieux penser pour bien agir.

La fin d’une ère immense

Ce petit livre s’appuie sur une conviction qui lui est antérieure. Pour Wallerstein, le monde que nous connaissons approche de sa fin   . Le système-monde, pour reprendre le concept-clé de l’ensemble de son œuvre, a épuisé sa capacité à durer. Nous entrons dans une phase de transition devant aboutir, inévitablement, à un nouveau système historique. Impuissants à en dessiner les contours, nous sommes pourtant responsables de ce qu’il sera. Plus encore : ce qui disparaît, dans les tourments d’une crise interne insurmontable, c’est le monde as we know it. En anglais comme en français, il est impossible de rendre compte du double sens de l’expression : il s’agit à la fois du monde que nous connaissons d’expérience, mais aussi du monde tel que nous nous l’expliquons à nous-même. Les trois conférences qui font la matière  de cet ouvrage   illustrent et prolongent la thèse générale. En changeant de système-monde, nous devons changer de système de connaissance.

"Nous arrivons à la fin d’une ère immense, à laquelle conviendraient bien des noms. L’un de ces noms, tout à fait approprié à mes yeux, serait âge de l’universalisme européen". Depuis la colonisation espagnole de l'Amérique au XVIe siècle jusqu'à l'invasion de l'Irak (c'est ainsi qu'il faut comprendre le sous-titre de l'édition française qui aurait pu s’écrire : "1550-2004"), l’univeralisme "pan-européen" doit son succès au fait qu’il est une "rhétorique du pouvoir". Défilent, entre les lignes, les bêtes noires de Wallerstein, "les puissants et les intellectuels paneuroépens", qui, de Philippe II à George Bush Jr ont conduit le monde à grand renfort de valeurs universelles, et les penseurs de la supériorité civilisationnelle, au premier rang desquels Huntington. Wallerstein donne la parole au camp adverse, celui de la "contre rhétorique du pouvoir". Cette lignée intellectuelle est la sienne. Peu à peu, Wallerstein dessine les contours d'un monde bipolaire, et d'une bipolarité multi-séculaire, par laquelle s’opposent deux conceptions de l’universel, et dont la nature contradictoire devrait trouver son terme dans les 25 ou 50 prochaines années.


Une brève histoire de "la dernière et perverse justification de l’ordre mondial existant"

La première conférence porte sur le droit d'ingérence. Wallerstein s’appuie sur le célèbre débat, connu sous le nom de controverse de Valladolid, qui opposa Bartolomé de Las Casas à Juan Ginés de Sepùlveda, en 1550. Le premier avait obtenu du pape et de l'empereur que les Indiens ne puissent être réduits à l'esclavage, ni évangélisés par des moyens violents ni économiquement pénalisés par les grands propriétaires fonciers. Le second, un temps laissé sur la touche, défend avec acharnement "la juste cause de la guerre contre les Indiens", dont il souligne la barbarie, les pratiques de sacrifices humains et les crimes commis contre des prêtres venus prêcher. Ils n'ont pas le droit de refuser la domination espagnole, et les Espagnols ont le devoir de les soumettre au nom de "la loi naturelle". Las Casas, disposant du soutien de la communauté théologique et celui de Charles Quint, réfute ce cadre théorique en montrant que les vrais barbares " ceux qui se livrent à des pratiques cruelles") sont rares mais qu'il y en a partout. Il doit, face à  l'implacable dialectique de son adversaire, en venir à des considérations plus raffinées, le "principe du minimum de dommages" ou de libre arbitre. Sepùlveda finit par l’emporter. Au-delà de l’événement, Wallerstein montre que sa vraie victoire c’est d’avoir défini un cadre de pensée qui s’est installé dans la longue durée. Pour en administrer la preuve, il cite longuement Bernard Kouchner, défenseur de l’intervention au nom des droits de l’homme, et pur avatar de la "rhétorique du pouvoir" mise au point par Sepùlveda.

"Comment peut-on être Persan ?" À la célèbre question de Montesquieu, Wallerstein répond : "Comment peut-on être orientaliste ?" Il montre comment les orientalistes, au départ tous occidentaux, tous supposés aimer ce qu’ils connaissent si bien, ont en fait œuvré à l’enracinement de l’idée d’une supériorité occidentale en se posant la grande question qui les habitent tous : comment se fait-il que les civilisations islamiques, indiennes, africaines, etc., ne se soient pas hissées au niveau de réussite historique du monde paneuropéen ? Ce faisant, au fil des générations, ils établissent l’échec civilisationnel des cultures périphériques. Dans la droite ligne de Las Casas, Anouar Abdel-Malek et Edward Saïd se sont  révoltés contre ce discours "occidentaliste"   . Saïd, pur produit de Harvard  et palestinien, traversé qu’il était par de fortes contradictions intimes, pousse Wallerstein à conclure : il faut être non-orientaliste.

La troisième conférence, annoncée par de nombreux travaux antérieurs   , distingue, dans l’universalisme pan-européen, deux manières of knowing the world : l’humaniste et la scientifique. La seconde a fini de s’imposer à la première dans le courant du XIXe siècle, et constitue la marque de fabrique de l’universalisme actuel. Ennemie du subjectivisme humaniste, elle s’est mieux adaptée à la culture capitaliste. Or, la crise du système monde a investi celle des systèmes de pensée – mieux : des structures de savoir. Wallerstein examine trois piliers : le système universitaire, la dichotomie épistémologique entre les deux « cultures »   , et le rôle spécifique des sciences sociales. La crise que traversent ces structures pourrait aboutir à la possible disparition de l’Université comme lieu de savoir et de reproduction du savoir. Les sciences sociales, aujourd’hui en situation critique, sont au centre des bouleversements à venir. Quant à l’opposition des "deux cultures", déclinante mais toujours vivace, elle compte moins en elle-même que par le rôle qu’elle joue dans la justification du système-monde. Intellectuellement inopérante, elle jette un rideau de fumée sur notre capacité à comprendre la nature véritable de la crise mondiale.


Une analyse au pas de charge

Wallerstein ne prend pas le temps de fouiller la notion d’universalisme. Il se contente de le présenter comme l’appui conceptuel de ce qui nourrit le droit, la morale et le discours scientifique et, en retour, y puise sa justification. Ce qui lui importe, c’est d’appliquer à l’universalisme la grille générale du passage de l’ancien monde au nouveau. Il y a, dernière nous, l’universalisme, as we know it, "pan-européen", soubassement du système historique capitaliste qui, certes, a produit des humanistes de haut rang, mais a surtout servi à justifier toutes les conquêtes, tous les asservissements et les systèmes épistémologiques défaillants. Il y a, devant nous, une possibilité que Wallerstein appelle, avec une pointe de malice, "l’universalisme universel". Que sera cet absolu ? Conforté par sa propre logique (notre premier devoir est d’avoir conscience que nous sommes dans une ère de transition) il n’en dit pas plus.

Contraint par le genre de la conférence, et ne disant rien qui ne figure déjà dans ses précédents travaux, Wallerstein va vite. Il multiplie ici les raccourcis, là les longueurs inutiles. Avions-nous besoin de ces paragraphes, presque irritants, sur la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb ? Les saillies inutiles ("les acolytes de Tony Blair") gênent la lecture. Plus en profondeur, la charge contre Sépulveda n’est-elle pas trop manichéenne ? Il aurait été intéressant d’examiner dans ce débat le combat de l’humanisme (Sépulveda)   contre la théologie (Las Casas). La pratique de l'emporte-pièce laisse place au généralisme plutôt qu’à l’universalisme.  La convocation des vers rebattus de Léopold Sédar Senghor, le "rendez-vous du donner et du recevoir", que Wallerstein explicite comme le "le lieu de la mise en commun", tient surtout du lieu commun et de la phraséologie déjà un peu désuète de Porto Alegre. Y a-t-il beaucoup à penser dans cet ouvrage de peu de pages ? Qui s’exprime ? Le militant altermondialiste qui donne à un public acquis d'avance ce qu'il est venu lire ? Ou, plus différement, n'est-ce pas le codicille du vieux maitre qui extrait de  ses immenses travaux, sous une forme ramassée et libérée, le fin mot de l'histoire ?


La déchirure du monde de la connaissance

Au prix d’un petit effort - se forcer à ne pas être déçu par les court-circuits sur un sujet que l’on brasse depuis deux mille ans – l’ouvrage laisse pensif, et telle est sa vocation. La troisième conférence est  la plus captivante. Comment repriser "la déchirure du monde de la connaissance entre les sciences naturelles et les humanités" ? La question est d’autant plus urgente que les sciences sociales, domaine de prédilection de Wallerstein, ont mal supporté l’écartèlement entre les deux points de vue sur le monde.

Ce qui fait la valeur de cet ouvrage, c’est que l’analyse laisse percer une part personnelle qui affleure au détour du raisonnement. Dans la crise qui s’annonce, quel est le destin des intellectuels ? Convaincu qu’il ne faut pas être neutre, et omnubilé par la responsabilité particulière des sciences sociales, Wallerstein s’inquiète : "Si les intellectuels ne brandissent pas contre vents et marées le drapeau de l’analyse, il y a peu de chances qu’il s’en trouve d’autres pour le faire". Plus qu’un rappel à l’ordre, on devine, ici comme en d’autres passages, une pointe d’angoisse personnelle qu’alimente la certitude que le combat n’est pas gagné d’avance. Cet essai, sous couvert de décrire le déclin du système monde et la nocivité du vieil universalisme européen, dresse le portrait de l’intellectuel en colère. Las Casas, Saïd et, bien sûr, Wallerstein lui-même : ils sont le véritable objet de ce livre.

La disparition de l’Université comme centre de savoir et de diffusion du savoir, ouvre des perspectives abyssales, et pourtant très bien mises à jour par une incursion dans l’université médiévale (curieux détour où Wallerstein prend sa référence hors du système monde). Grave danger ou mutation nécessaire, Wallerstein ne décide pas vraiment. Sans doute se souvient-il, qu’au tout début du système-monde, durant la Renaissance et l’âge classique, le savoir humaniste – tout en un littéraire et scientifique -  s’est construit en marge de l’université dans le vaste réseau de la République des Lettres. Il y a dans cette charge contre l’universalisme européen, une nostalgie qui grandit au fil des pages, celle d’un humanisme compris comme doctrine de la réconciliation  - du métissage ? - entre les "deux cultures". L’intellectuel de demain, que Wallerstein appelle de ses vœux, est celui qui réenchantera le monde.