Après Cortés et Pizarro, l'histoire de la poussée vers le Nord des conquistadores en quête de nouveaux eldorados.

Il n'a pas fallu attendre la fièvre de la poussée vers l'Ouest du XIXe siècle pour que les territoires de l'Amérique du Nord soient l'objet de convoitises et de rivalités géopolitiques. En  effet, la reddition de Tenochtitlán (1521) et de Cuzco (1533) n'avait pas étanché la soif des conquistadores, toujours en quête d'eldorados mythiques et surtout d'un passage plus rapide vers le Pacifique pour contourner le monopole portugais. Leurs incursions en pays pueblo (actuels Nouveau-Mexique et Arizona), dans les plaines du sud-est (Floride, Géorgie, Caroline du Nord et du Sud) et dans la vallée du Mississippi ont révélé la diversification des terrains de la conquête en même temps qu'elles ont cristallisé l'échec cinglant d'une installation pérenne. Jean-Michel Sallmann, connu pour sa Géopolitique du XVIe siècle et pour Le grand désenclavement du monde, 1200-1600, revient sur cette épopée avortée et relativement méconnue.

 

Un laboratoire des rivalités géopolitiques

 

Les territoires indiens d'Amérique du Nord ont servi d'exutoire aux antagonismes européens, dans un contexte où la mainmise de la couronne de Castille sur la colonisation américaine avait suscité des contestations. C'est le cas de François Ier, qui avait dépêché le Florentin Giovanni da Verrazzano en 1524 pour explorer les côtes de l'Amérique du Nord et par la même occasion, trouver le fameux passage du Nord-Ouest débouchant sur le Pacifique. Les expéditions françaises étaient fort redoutées par le pouvoir de Nouvelle-Espagne, en ce qu'elles étaient susceptibles de remettre en question l'hégémonie ibérique sur les mines d'argent, et plus généralement la politique mondiale que s'évertuaient à consolider les autorités. Aux questions territoriales se superposaient les tensions religieuses, dont l'onde de choc s'était propagée en dehors de l'Europe, faisant des projets de colonisation de Luis de Velasco, vice-roi de la Nouvelle-Espagne à partir de 1550, un moyen de raffermir le catholicisme face à des expéditions françaises emmenées majoritairement par des protestants.

Bien que le traité du Cateau-Cambrésis en 1559 mît un terme aux différends religieux qui empoisonnaient les relations entre les Valois et les Habsbourg sur le continent, les projets de colonisation permettaient de conjurer les antagonismes – intérieurs et extérieurs –, et ce, d'autant plus que la France n'avait jamais accepté la bulle Inter caetera de 1493 et le traité de Tordesillas dont elle était soigneusement exclue par les puissances ibériques   . Dès le règne d'Henri II, sous la houlette de l'amiral de Coligny, la création de colonies de peuplement réformées en Amérique avait répondu au double impératif d'éloigner une minorité religieuse devenue embarrassante et de l'instrumentaliser dans le cadre d'une politique étrangère résolument anti-espagnole. Après l'éphémère colonie de Fort-Coligny installée dans la baie de Rio de Janeiro, l'attention se focalisa sur la Floride, dont l'importance géostratégique équivalait au besoin de perturber le transport espagnol de métaux précieux : « Couper cette route aurait obligé les Espagnols à prendre un chemin du retour plus au sud par les Antilles, dépendant des alizés et donc plus difficile, ou bien à garder sur place, en Amérique, la production de l'argent dont ils avaient tant besoin pour mener leur politique mondiale »   . Consécutivement aux expéditions Ribault (1562-1563), et surtout Laudonnière (1564-1565), dans un contexte où le Concile de Trente servit d'alibi à l'Espagne pour se présenter en garante de la foi catholique contre la prolifération de l'hérésie protestante, la Monarchie catholique prépara sa riposte en faisant appel à Pedro Menéndez. La reddition des Français ne se fit qu'au prix de massacres qui ne contribuèrent pas peu à entretenir la légende noire de l'Espagne, bien au-delà des milieux calvinistes.

 

Le long remords de la conquête  

 

Bien qu'officiellement rattachée à la couronne espagnole, la Floride, qu'on avait voulu ménager en faisant preuve de diplomatie à l'égard des chefferies indiennes, et dont on attendait que le monopole de la région sécurisât les mines d'argent de Zacatecas, échappait en partie à la Monarchie catholique : il fallait faire face aux résistances indiennes, à un climat défavorable aux cultures, et à des conditions de vie singulièrement précaires. Jean-Michel Sallmann brille à mettre en lumière les nombreuses contraintes qui ont complexifié – si ce n'est rendu impossible – toute forme d'installation durable. Dans la Sierre Madre, les conquistadores durent se frotter à des populations rétives à l'affirmation de l'hégémonie espagnole, quand celles-ci ne s'avéraient pas ouvertement hostiles et belliqueuses. Les incursions en pays Pueblo et Zuñi révélaient surtout la distorsion entre la croyance encore vivace en la légende des Sept Cités qui légitimait ces expéditions, et la réalité de territoires peu pourvus en richesses minières.

Les meilleures pages du livre sont consacrées aux préparatifs et aux contraintes logistiques inhérentes aux expéditions en Amérique du Nord, à l'instar de celles traitant des problèmes de ravitaillement considérables auxquels se heurtèrent les corps expéditionnaires. Loin de leur base arrière et des structures administratives impériales, ils étaient confrontés aux épisodes de disette dont l'éradication dépendait de leur capacité à s'appuyer sur les populations autochtones en pratiquant le troc ou bien le pillage – même si l'arrivée des troupes étrangères déstabilisait en profondeur les communautés locales et fragilisait leur gestion des ressources   . Ainsi, le manque de viande constitua un problème particulièrement aigu pour les troupes d'Hernando de Soto, et même lorsqu'un cheptel substantiel accompagnait les troupes, comme ce fut le cas avec Coronado dans la Tierra Nueva, les réquisitions de vivres allaient bon train.

Surtout, les nombreuses guérillas menées par les chefferies amérindiennes, recourant vertement à la technique de la terre brûlée, ainsi que versatilité des identités et des alliances ne permirent guère l'institution de rapports de force politiques stables, si bien que « les conquérants n'y rencontrèrent jamais les conditions favorables qui avaient permis à leurs prédécesseurs d'abattre les grands empires mésoaméricains ou andins »   , et qu'il eût fallu des moyens économiques et humains considérables pour exploiter durablement des territoires qui offraient des ressources assez frustes.

Si les motivations présidant à la détermination sans faille des aventuriers espagnols furent réelles autant que diverses, des sirènes de la gloire aux fantasmes de la fortune, en passant par les velléités de convertir les Indiens au christianisme, les conquistadores se heurtèrent vite à la réalité d'un terrain fort différent de ce qu'ils connaissaient au Mexique ou au Pérou. Ici, point de grandes civilisations urbaines et d'empires centralisés, mais des semis de villages dispersés, une multitude de chefferies tribales au principe d'une étonnante fluidité politique difficile à appréhender, ou encore des déserts vierges à perte de vue servant autant de réserve de produits naturels que de frontière quasi-infranchissable   . Ici, point d'armée de métiers, mais des « peuples en armes chez qui même les femmes participent au combat »   , et donc, in fine, une guerre radicalement opposée à celle que les Espagnols pouvaient mener en Europe ou face à de grands empires.

 

 

Bien que les premiers chapitres soient les plus fastidieux en ce qu'ils suivent une chronologie linéaire et événementielle des expéditions qui peinent à faire émerger la problématique d'ensemble, la suite de l'ouvrage est convaincante pour une double raison : d'une part, parce que Jean-Michel Sallmann restitue avec vivacité les asymétries et les déséquilibres qui sous-tendent le processus d'une conquête paradoxale, et d'autre part parce que cette histoire de la conquête en Amérique du Nord est indissociable d'une histoire globale aux nombreuses implications géopolitiques, et impliquant des facteurs environnementaux et écologiques jusque là relativement négligés. Si les sources ne nous permettent pas de reconstituer le point de vue indigène, elles documentent le regard posé par les Européens sur les sociétés amérindiennes, et permettent de pister aussi bien l'incompréhension des conquistadores à l'égard de populations et de milieux nouveaux, que les débats qui traversaient les corps expéditionnaires. En se montrant attentif aux représentations autant qu'aux pratiques, Jean-Michel Sallmann écrit une nouvelle page de l'histoire des conquêtes espagnoles et, par là même, des populations amérindiennes.