Jill Stein est-elle un fantôme politique? La candidate des Verts américains représenterait 1 à 5% de l’électorat outre-Atlantique, selon les sondages. Pourtant, rares sont les occasions de l’entendre. Nous l’avons rencontrée lors d’un meeting en Californie, l’occasion de lui demander des explications sur la raison d’être de sa candidature, dans un système qui l’exclut d’office.

La chef de file du Green Party n’est pas tout à fait une inconnue dans le paysage politique américain. Déjà candidate en 2012, elle avait reçu le soutien de la figure intellectuelle de gauche Noam Chomsky (qui s’est prononcé cet été pour un « moindre mal » en la faveur d’Hillary Clinton). Cette année, elle dispose de celui de personnalités comme Oliver Stone, Viggo Mortensen, quelques rappeurs ou encore des journalistes. Mais tout comme le candidat libertarien Gary Johnson, qui oscille entre 5 et 10% dans les sondages, elle n’a pas voix au chapitre dans les débats, et sa campagne n’est que très peu relayée dans les médias. Certes minoritaires, à gauche de la gauche sur l’échiquier politique, Jill Stein et son colistier, le militant des droits de l’Homme Ajamu Baraka, attirent néanmoins un vaste panel d’idéalistes composé de pacifistes, de défenseurs de la justice sociale, d’écologistes et de partisans de Bernie Sanders. Surfant sur les questions d’inégalités et d’environnement qui ont trouvé un regain d’intérêt aux Etats-Unis, cette médecin de profession persiste et signe.




Nonfiction.fr – En France, de nombreux candidats se présentent à l’élection présidentielle, et même si le concept du débat-duel a fini par être importé d’Amérique, la plupart ont l’occasion de s’exprimer dans les médias. Ici, tout laisse à penser qu’il n’y a que deux candidats, alors qu’en réalité vous êtes quatre à pouvoir théoriquement emporter l’élection. Pourquoi êtes-vous aussi invisible?

Jill Stein – C’est assez bizarre mais en Amérique, c’est comme si on avait pris une mesure de confinement de la démocratie, ce qui se traduit par le fait que les médias opèrent un « black-out », une sorte de censure envers les candidats alternatifs, alors que ceux-ci incarnent justement ce que les Américains veulent désespérément. Les trois quarts des électeurs américains souhaiteraient voir les quatre candidats lors des débats présidentiels, pour pouvoir entendre d’autres choix (NDLA: Jill Stein fait référence à un sondage de Suffolk University pour le journal USA Today, publié le 1er septembre, selon lequel 76% des personnes interrogées ont répondu « oui » à la question: « Si un candidat à la présidence d’un troisième parti était certifié par une majorité d’Etats, devrait-il ou elle prendre part aux débats cet automne? »). Hillary Clinton et Donald Trump sont les candidats les moins appréciés et qui suscitent le plus grand manque de confiance de notre histoire. Même leurs propres supporters ne les soutiennent pas vraiment, la majorité d’entre eux est surtout opposée au candidat adverse. Il y a quelque chose qui ne va pas là-dedans.

Comment expliquez-vous le fait que vous ne participiez pas aux débats?

C’est très étrange aussi, mais il se trouve que les débats sont régis par les deux principaux partis, puisqu’ils dirigent la Commission sur les débats présidentiels, qui fixe les conditions des débats et désigne qui peut ou non y participer. C’est très pratique pour eux, car ils peuvent imposer le silence à tous ceux qui tentent d’exister politiquement en dehors de leur cadre. Je n’appelle pas ça de la démocratie mais de la tyrannie imposée par une hydre à deux têtes. Et pourtant, on pourrait remédier à cela, quand on veut.

Quelle serait alors la condition pour que vous, candidate d’un troisième parti, puissiez vous exprimer lors de ces débats?

Il faudrait appliquer une règle de bon sens, évidente, selon laquelle les citoyens méritent d’être informés sur tout candidat pouvant statistiquement être élu, c’est-à-dire figurant sur assez de bulletins pour emporter la majorité des grands électeurs. La règle actuelle est arbitraire, il faut atteindre en moyenne 15% des intentions de vote dans les derniers sondages. Elle a été établie par les républicains et les démocrates qui dirigent la Commission sur les débats présidentiels. Auparavant, c’était la Ligue des électrices (League of Women Voters, en anglais) qui supervisait l’organisation de ces débats, qui ont commencé en 1960, et puis la Commission a pris le relais en 1988. La Ligue a alors démissionné de son rôle, déclarant qu’il s’agissait d’une escroquerie commise à l’encontre des électeurs américains. Ce que c’est véritablement. C’est une fraude dont l’intention est de réduire au silence toute opposition.

CC Flickr / Gage Skidmore

(Jill Stein et Kent Mesplay, lors d'un meeting de campagne à la bibliothèque de Mesa, Arizona.)


Vous considérez-vous comme une figure d’« opposition », alors que de nombreuses mesures que vous défendez me paraissent assez compatibles avec celles des démocrates?

En ce qui concerne nos valeurs, elles rejoignent souvent celles qu’affichent les Démocrates, c’est vrai, mais le problème est que leur discours est très éloigné de leurs actes. Hillary Clinton soutient la fracturation hydraulique, une méthode d’extraction des énergies fossiles très nuisible pour l’environnement. Elle affirme qu’elle se soucie du climat mais en réalité, elle a été une grande supportrice de cette pratique à travers le monde. Elle a soutenu l’Accord de libre-échange nord-américain (Aléna); aujourd’hui elle affirme qu’elle n’est pas pour l’accord de partenariat transpacifique (TPP) mais son parti n’a pas pris position sur sa plateforme contre cet accord. C’est la reine du volte-face. On va la voir retourner à nouveau sa veste si elle est élue. Il faut regarder ce qui se fait, pas uniquement ce qui est dit. Elle dit qu’elle est l’alliée des enfants, mais elle a démantelé une partie du filet de protection sociale en supprimant l’aide aux familles d’enfants dépendants (NDLA: Jill Stein fait ici référence à une réforme des allocations passée en 1996). Avec son mari Bill, elle a soutenu la dérégulation de Wall Street qui a conduit à la défaillance du système financier à laquelle nous sommes toujours confrontés aujourd’hui.

Le 8 novembre prochain, jour des élections, vous allez donc voter pour vous-même même si vous n’avez aucune chance, plutôt que d’éviter le candidat que vous ne voudriez pas voir arriver au pouvoir?

C’est ce qu’ils voudraient que nous fassions: qu’on se comporte en électeurs bien élevés, et qu’on donne notre voix aux deux partis qui nous ont jetés sous le bus. Les Démocrates dirigeaient la Maison Blanche et les deux chambres du Congrès quand ils ont décidé du sauvetage de Wall Street, ou quand ils ont opté pour la politique énergétique qui a conduit à une hausse considérable de l’extraction des énergies fossiles (NDLA: la stratégie « All of the above » défendue par Barack Obama prévoit de développer simultanément toutes les sources d’énergie, du pétrole au solaire en passant par le gaz naturel).

Vous n’êtes donc pas satisfaite du bilan d’Obama en matière d’écologie? Pourtant, il a fait davantage que son prédécesseur…

Cela reste un désastre. Les émissions de gaz à effet de serre se sont aggravées sous Obama. Oui, nous avons développé les énergies renouvelables, mais la nature se fiche des énergies renouvelables : ce dont la nature se fiche moins, ce sont le dioxyde de carbone et le méthane, qui ont beaucoup augmenté. Sur le réchauffement climatique, peu importe qui d’Hillary ou de Donald y croit, ils vont tous les deux mener des politiques qui dégraderont encore plus la situation.
Par ailleurs, ils sont tous deux partisans de ces politiques extérieures bellicistes qui créent des Etats en déliquescence, donc une menace terroriste plus forte. Aucun des deux ne va résoudre le problème de la guerre permanente. Hillary semble prête à aviver les tensions avec la Russie  en réclamant une zone d’exclusion aérienne au-dessus de la Syrie. C’est potentiellement jeter les bases d’une guerre nucléaire. Donc non, je ne dormirai pas bien si Donald Trump est élu, mais je ne dormirai pas bien non plus si Hillary Clinton est élue. Ils ne sont pas assez différents pour moi. Heureusement, nous vivons quand même dans une démocratie et dans cette démocratie, une bonne partie de la génération Y est prête à voter pour un troisième parti. Quand ils se soulèveront comme ils l’ont fait pour soutenir Bernie Sanders, il y aura alors plein d’autres gens qui trouveront le courage, la force, d’assumer leurs convictions. Ouvrons le débat, mettons tous les choix sur la table avant de décider que la résistance est un acte futile.

Quel résultat espérez-vous atteindre le jour J?

Je ne sais pas, mais je sais que nous devons nous battre pour obtenir tout ce qu’on pourra. Dans les termes de Woody Allen, « se pointer, c’est déjà 80% du succès dans la vie ».  Il faudra être là quand le château de cartes s’écroulera.