Rivalités coloniales, soldats indigènes, exportation des affrontements : d'un bout à l'autre, la Grande guerre est une guerre d'empires.

Pour les cent ans de la Société française d’histoire des outre-mers (SFHOM) et le centenaire de la Grande Guerre, la revue Outre-Mers revient sur le rôle joué par les empires dans la Grande Guerre. Issu d’un colloque intitulé : « Aux marges du conflit ? L’Empire colonial dans la Première Guerre mondiale. Terrains, hommes et propagandes », le dossier explique l’impact du conflit dans les colonies. Julie d’Andurain coordonne l’ensemble et donne un éclairage historiographique sur la question en recensant les travaux majeurs et leurs apports depuis les années 1960-1970. Dans la continuité des écrits de Frederick Cooper, Ann Laure Stoler ou encore Pierre Singaravélou, elle souligne comme « nécessaire d’adopter des visions transversales, d’établir des regards obliques et, pour cela parfois, de déconstruire une certaine vision de l’histoire »   . Si l’auteure plaide pour une histoire globale qui fasse ressortir des traits communs, elle précise également les différences sur le plan chronologique, mais aussi sur celui de l’implication et du ressenti des populations en fonction de la colonie étudiée. Le dossier offre une vision d’ensemble, depuis le recrutement des hommes jusqu’aux bouleversements politiques, économiques et sociaux éprouvés par les colonies. Au-delà du statut de périphéries géographiques du conflit, les empires et leurs populations ont ressenti pleinement les effets de cette guerre totale et y ont pris une place centrale.

 

Une implication géopolitique

Les rivalités coloniales occupent une place majeure au sein des causes du conflit. La guerre eut certes principalement lieu sur les fronts européens, mais aussi dans certaines colonies selon des temporalités différentes. Sarah Mohamed-Gaillard replace ainsi l’Australie dans les rivalités du Pacifique entre 1901 et 1918   . État démographiquement faible, elle dut faire face aux ambitions maritimes du Japon. L’Australie prit peu à peu pied sur des archipels possédés jusqu’alors par l’Allemagne, puis avec la Nouvelle-Zélande et la France s’empara de colonies allemandes au cours du conflit comme les Samoa occidentales et la Nouvelle-Guinée. Elle parvint à évincer l’Allemagne et sécuriser ses proximités océaniques.

L’aspect mondial de la guerre se ressentit également au sud de la Tunisie et en Tripolitaine. Face aux Senoussis, soutenus par les Ottomans, Français, Britanniques et Italiens utilisèrent des moyens aériens. Les aviateurs permettaient à l’époque de mieux contrôler la frontière tout en limitant le nombre de soldats.

Julie d’Andurain revient sur la « politique du sourire », contre-propagande mise en place par le général Lyautey face à la propagande du sultan ottoman au Maroc. Celui-ci filtrait les informations tout en accueillant des journalistes sélectionnés auparavant afin de décrire un Maroc apaisé et centré sur l’économie   .

 

De l’usage des soldats indigènes

Pour la première fois, les soldats indigènes furent utilisés sur le sol européen, ce qui suscita l’indignation allemande. Henri Eckert évoque très justement le changement de paradigme provoqué par l’utilisation des soldats indochinois hors de leur colonie : « Les Français ne recrutaient que 15 000 hommes de troupe en Indochine avant la Première Guerre mondiale, ils expédient plus de 40 000 soldats issus de la colonie sur les fronts européens à partir de 1915 »   , auxquels il faut ajouter 40 000 travailleurs. Pour autant, il montre avec subtilité que les motivations étaient variées et que certains s’engagèrent afin de découvrir un « Occident symbole de modernité »   . Pour l’ensemble des coloniaux, cela signifiait la découverte de nouvelles habitudes alimentaires et d’un nouveau type de climat. S’il y avait des tensions entre ethnies au sein des tirailleurs sénégalais, les sources révèlent aussi des rixes entre Cambodgiens et Vietnamiens dans les camps du Sud-est. Les clichés demeuraient nombreux sur les coloniaux mais comme le précise l’auteur, le soldat indochinois semblait moins impopulaire : « Il ne suscite pas autant d’appréhension que les Noirs, n’agace pas par ses chapardages comme l’Arabe… »   . Cependant, il aurait fallu nuancer davantage ce point, dans la mesure où les Sénégalais étaient souvent appréciés pour leur force dans les travaux agricoles et la méfiance vis-à-vis des troupes du Maghreb reposait plus sur la crainte de leur politisation. Malgré l’engagement de l’Indochine dans la guerre, cette dernière fut un « rendez-vous manqué »   , car elle ne donna pas naissance à une grande armée d’Indochinois comme l’espérait Mangin.

Si les soldats coloniaux, et plus particulièrement les tirailleurs sénégalais, étaient assez présents dans la propagande française, ce n’était pas le cas dans l’ensemble des métropoles. Comme le montre Anne Cornet, le soldat congolais était absent de la propagande belge en dépit des victoires qu’il a permises. Cela expliquait la méconnaissance de la population belge pour les combattants congolais. Il fallut attendre 1927 pour voir l’érection d’un monument en hommage aux Européens, soldats et porteurs congolais morts en Afrique durant les campagnes de la Grande Guerre   .

 

Des empires bouleversés par la guerre

Les travaux d’Hélène d’Almeida-Topor, Danielle Domergue-Cloarec et Colette Dubois ont mis en exergue l’impact du recrutement sur les sociétés d’Afrique-Occidentale française (A.O.F) et d’Afrique-Équatoriale française (A.E.F). Patrick Dramé revient ici sur la contribution importante en tirailleurs fournie par le Haut-Sénégal et Niger. Les recrutements y devinrent vite impopulaires, ce qui provoqua diverses formes de résistance : de l’évitement et l’esquive, comme en Gold Coast   jusqu’à la révolte comme dans l’Ouest-Volta en 1915-1916. Dès lors, les autorités utilisèrent tant la répression que la propagande pour faire « adhérer » les populations au recrutement.

Au-delà des soldats, ce sont bien les sociétés dans leur globalité qui sont impactées. Jean-Pierre Chrétien l’illustre parfaitement avec le Burundi, résidence allemande envahie par les troupes belges en 1916, où « le conflit est vécu comme un chaos incompréhensible et terrifiant »   . L’auteur s’appuie sur 45 témoignages recueillis dans les années 1960 et montrant le traumatisme vécu au bruit des armes à feu. L’occupation belge se traduit par le maintien des corvées, mais aussi le débordement de violences et de viols de la part des soldats congolais combattant pour la Belgique. Famines et épidémies provoquèrent une hausse de la mortalité entre 1916 et 1920.

 

Parcours d’un historien

Qui de mieux pour parler de l’engagement des empires dans la Grande Guerre que Marc Michel ? Il revient lui-même sur un demi-siècle de recherche avec une grande humilité   . Marc Michel a passé son enfance en Afrique et enseigné à Brazzaville. Pour autant à la lecture de ses travaux, nous ne devinons pas ses liens affectifs avec ce qui fut l’AOF. Ses travaux sur les tirailleurs sénégalais révèlent une tentative d’histoire globale qui ne bascule pas pour autant dans une histoire larmoyante qui accompagne trop souvent l’histoire de ces troupes. Il nous a offert une histoire scientifique et difficilement attaquable sur le rôle que ces soldats ont joué entre 1914 et 1918. On appréciera plus particulièrement sa conclusion qu’il a intitulée : « le passage de relais », dans laquelle il livre les axes de recherche actuels et le nom de ceux qui les réalisent. On se permettra de rajouter le nom de Julien Fargettas dont le travail portait certes sur la Seconde Guerre mondiale, mais dont l’analyse proposée sur les tirailleurs sénégalais le place dans la continuité des chercheurs qui ont su croiser par l’étude de combattants, les attentes de l’histoire coloniale et celles de l’histoire militaire comme Jacques Frémeaux, Jean-Charles Jauffret et bien sûr Marc Michel.

Dominique Barjot conclut le dossier et pour lui, les deux axes de réflexion sur le plan de l’histoire militaire demeurent : la compréhension des colonies en tant qu’espace de conflits armés et l’engagement des hommes venus de l’Empire   . Au-delà de ces aspects, l’étude de l’implication économique de ces espaces   et le rôle de la propagande doivent continuer à être approfondis.

Ce dossier témoigne d’un réel intérêt de nombreux chercheurs, mais aussi d’un public élargi, pour la question. Celle-ci a longtemps été traitée sous l’angle de monographies : l’AEF ou la Côte d’Ivoire dans la Grande Guerre. Les avancées de l’histoire militaire, de l’histoire coloniale et de l’histoire globale offrent aujourd’hui des angles d’attaque pertinents et nombre de sujets à traiter pour comprendre les empires au cœur des bouleversements du premier XXème siècle.