Camps, campements, campings… regards croisés sur des installations éphémères ou pérennes.

Bénévole d’association d’aide aux migrants étrangers en situation précaire, militant contestataire installé sur une place publique ou dans une « zone à défendre », paisible estivant campeur, forain nomade ou explorateur polaire : ce livre est pour vous ! A l’occasion d’une exposition à la Cité de l’architecture et du patrimoine à Paris en 2016, le livre collectif Habiter le campement a paru concomitamment. En large partie fondé sur de très riches photographies et autres illustrations, dont des croquis, et composé de textes thématiques rédigés par des scientifiques, des artistes ou des individus engagés dans des actions politiques, il s’agit d’un ouvrage très riche qui intéressera un public varié, bien au-delà des sphères académiques. 

Typologie des camps

Le point de départ du livre est une forme spatiale, le camp ou le campement, à partir de laquelle est établie une typologie originale, parfois dérangeante, toujours stimulante : les auteurs ont pris le parti de traiter de l’ensemble des formes sociales ayant comme traduction spatiale le camp, ce qui a conduit à prendre en considération aussi bien les camps de réfugiés, que ceux des manifestants sur les places de grandes villes du monde occidental, ceux des festivaliers lors de grands rassemblements ou encore ceux des nomades voire les bases-vie d’exploration des scientifiques dans des milieux hostiles. Toutes ces formes sont envisagées de manière égale, sans hiérarchie, c’est la véritable force du livre, même si certains rapprochements pourront heurter le lecteur ou en tout cas le contraindre à réfléchir et le porter à remettre en cause certaines idées préconçues. L’étymologie commune est celle de la halte des militaires en « campagne » ; mais à partir de cette acception, toute forme d’installation conçue comme temporaire des êtres humains est ici prise en compte, qu’elle soit légale ou non, quelque peu pérenne ou très éphémère, tolérée, valorisée ou vouée à la destruction par les autorités, contrainte ou choisie, etc. 

 

 (D.R. Actes Sud)

 

Une typologie de ces formes spatiales d’encampement est donc proposée, reprise en sous-titres du livre qui composent autant de chapitres : « nomades », « voyageurs », « infortunés », « exilés », « conquérants », « contestataires ». Cette typologie se fonde sur des groupes d’individus, l’entrée est donc résolument sociale. Les très nombreuses photographies relaient ce parti-pris, en montrant non seulement des paysages, parfois aériens, mais également très fréquemment des personnes, habitantes de camps, saisies à travers leurs pratiques quotidiennes : gens qui dorment, se promènent, lisent, cuisinent ou se restaurent, se terrent parfois, etc. Jamais le regard n’est misérabiliste, jamais on ne verse dans l’esthétisme de la misère. C’est notamment dû au choix d’envisager conjointement toutes les formes de campements. 

Le livre s’ouvre avec un texte de présentation écrit par Fiona Meadows, commissaire de l’exposition Habiter le monde autrement, dans lequel sont posées les questions des marges spatiales, de la mobilité, de la liberté ou de son absence, et des pratiques consistant à faire « décamper », souvent par la violence. Dans une robuste introduction, Michel Agier analyse ensuite les formes de « station provisoire de populations en mouvement », réfléchit à la position d’altérité, y compris politique pour les manifestations d’occupation de l’espace urbain, au rôle de l’architecture et au mouvement contradictoire d’attraction, de séduction exercée par certaines formes d’encampement (le camping par exemple) ou à l’inverse de rejet (les campements de Roms en France). L’approche géographique est également développée : on trouve nombre de campements informels dans des interstices urbains ou le long de frontières ; ce n’est pas le cas de tous, certains étant au contraire aux limites du monde connu et peuplé, comme les camps d’exploration scientifiques. Mais tous constituent des lieux de la mobilité, des espaces où il est possible « d’habiter le mouvement », des « hétérotopies » au sens de Michel Foucault, à savoir « des lieux autres », « des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables »   . A ce titre, étudier les formes d’encampement permet d’approfondir la connaissance des « urbanisations marginales »   . Où qu’il soit et quel qu’il soit, le campement instaure de facto une communauté, fût-elle éphémère et précaire : réfugiés, pèlerins, festivaliers, manifestants, nomades, forains, travailleurs saisonniers, explorateurs, marins… 

Histoire de campeurs, de voyageurs, d'exilés...

Les premiers campeurs pris en compte sont les nomades, car il s’agit de la première image du campement qui vienne communément à l’esprit. Nomade est ici entendu dans un sens extensif, puisque dans cette catégorie sont évoquées des situations très différentes, comme celles des marginaux dans les pays riches ayant choisi de rompre avec le mode de vie dominant (on pense au film d’Agnès Varda, Sans toit ni loi, de 1985, ou à Into the Wild de Sean Penn, 2007), des populations rurales nomadisant pour leur survie, ou des travailleurs itinérants. La planche de dessins propose tous les types d’habitat nomades, de la yourte à la roulotte, de la hutte au camping-car. 

 

 (D.R. Actes Sud)

 

Les « voyageurs » sont des hommes et des femmes qui voyagent pour leur plaisir, ou en tout cas pas sous contrainte : touristes, festivaliers, pèlerins. Leur point commun est la recherche de l’otium, le temps non productif (texte de Saskia Cousin). Une intéressante étude de l’histoire du camping est proposée, tout comme une analyse des formes spatiales à l’œuvre lors de l’organisation de grands festivals rassemblant des centaines de milliers de participants. Les rassemblements religieux en font partie, comme les Journées mondiales de la jeunesse ou le pèlerinage à la Mecque. 

Dans le chapitre 3 consacré aux « infortunés », le lecteur trouvera des analyses passionnantes sur les abris des personnes n’ayant pas accès à un logement en dur, sur les centres de rétention mis en place dans l’Union européenne (excellent texte de Nicolas Fischer) et une réflexion sur le déclin de la prise en charge des politiques sociales par l’État-providence au profit du développement d’une assistance humanitaire qui ne traite que l’urgence et a abandonné toute volonté d’améliorer durablement la situation des plus vulnérables (Patrick Bruneteaux). Les illustrations montrent des campements de sans-abri en région parisienne (bois de Vincennes, la Courneuve), ou à Calais (la « Jungle » des migrants étrangers tentant de joindre l’Angleterre). Le croquis pp. 168-169 d’un campement d’infortunés sera fort utile à la préparation de la nouvelle question des concours de l’enseignement « la France des marges ». 

Les « Exilés » désignent les réfugiés installés en camps. Des pages passionnantes sont à lire sur l’architecture des camps, sur leur histoire ; les premiers remontent à la guerre d’indépendance de Cuba à la fin du XIXe siècle, et surtout à l’administration britannique en Afrique du Sud dans les années 1900, contre les Boers et les populations autochtones. Un texte de Garth Benneyworth, « Archéologie des camps de travail forcé », présente les recherches archéologiques menées dans l’un d’eux en Afrique du Sud, celui de Dry Harts. Tous les auteurs de ce chapitre mettent en évidence la continuité historique et conceptuelle, dérangeante, entre les camps d’enfermement des indésirables et les camps d’accueil des réfugiés à partir des années 1950 (Clara Lecadet, p. 176). Enfin, un champ de recherche en développement dans les sciences sociales et politiques est présenté, celui qui consiste à étudier les infrastructures même des camps,  leurs conceptions architecturales, leur logistique, l’économie qui se développe avec. Cela fait écho au reportage diffusé en 2016, Bienvenue au Réfugistan, d’Anne Poiret (Arte, 71 minutes). 

Les « conquérants » (chapitre 5) sont des scientifiques en exploration, travailleurs saisonniers vivant dans des campements et des combattants en campagne. La section consacrée à ces derniers est très intéressante car Stéphane Audoin-Rouzeau y étudie la vie quotidienne des soldats à travers des photos et montre notamment qu’en moment de calme, on y observe les mêmes pratiques… qu’au camping ! (relâchement des corps, jeux de société, lecture, cuisine, etc.). Les photographies sont parlantes, notamment celles des soldats des armées conventionnelles mais aussi celles des révolutionnaires FARC en Colombie, l’un des guérilleros étant en train de lire un hebdomadaire grand public.

 

 (D.R. Actes Sud)

 

Les « contestataires » donnent naissance à une autre forme de campement, qui ne se dissimule pas, mais qui au contraire cherche la visibilité maximale, de préférence au cœur de l’espace urbain, comme les places, à Madrid ou au Maghreb en 2011. Le campement est alors revendicatif, il est au service d’une manifestation qui dure, qu’il s’agisse de contester un système économique et social considéré comme injuste ou de renverser un pouvoir honni. Michel Lussault, géographe, développe des analyses stimulantes et propose la notion de géopouvoir pour désigner une nouvelle forme de spatialité politique, émanant d’un pouvoir qui contraint les individus à certaines places et à certains espaces : c’est la mise en œuvre « d’espaces prescriptifs [qui] entendent proposer des voies pour une « bonne » vie sociale par le travail sur la forme architecturale et urbaine » (p. 258). Sont également évoqués les campements de citoyens qui refusent l’ordre établi, qu’il soit politique ou économique et occupent soit des espaces qu’ils estiment à défendre (refus d’une opération d’aménagement comme Notre-Dame des Landes dans l’ouest de la France, contre l’implantation d’un aéroport) soit des espaces dans lesquels ils tentent d’élaborer une vie autonome et en rupture avec l’économie capitaliste. L’association engagée PEROU, pôle d’exploration des ressources urbaines, propose de « faire vivre l’urbanité des marges », en menant des actions destinées à créer une sociabilité quotidienne ordinaire dans le bidonville rom de Ris-Orangis en grande banlieue parisienne. 

Enfin, le dernier chapitre, plus bref et moins analytique, s’intéresse aux œuvres d’art ayant pour objet les campements ou les ayant représentés : architectures, films et œuvres de plasticiens. Le lecteur pourra y trouver des références fort intéressantes et très variées. 

Un regard sur le présent

Quelques réserves, peu nombreuses, sont cependant à formuler. Elles concernent principalement la tendance à parfois confondre les catégories par glissement. Par exemple, certains textes considèrent toute forme de mobilité comme un nomadisme, et toute forme de nomadisme comme un campement. Dans cette optique, les logements des travailleurs de Hong Kong dans des immeubles taudifiés ne constituent pas stricto sensu des campements, même si on comprend bien le caractère temporaire de la résidence dans ces dortoirs, tout comme les marins au long cours, sur les navires de commerce, n’habitent pas un campement, même si leur habitat est effectivement mobile. Toute forme spatiale de mobilité n’est pas un campement. Par ailleurs, la question du statut juridique des campements n’est que rarement envisagée, elle est pourtant centrale dans l’appréciation des enjeux politiques que ces installations soulèvent : quelles places dans l’espace public selon les législations, nationales ou locales ? quels rapports à la propriété privée du sol dans d’autres contextes ? Le lecteur attentif aux questions foncières et à celles de droits d’accès au sol restera sur sa faim. 

Il ne s’agit là que de nuances. Le livre Habiter le campement est très riche, passionnant à lire ou à parcourir et constitue un excellent exemple de collaborations entre chercheurs issus de différentes disciplines scientifiques (anthropologie, géographie, histoire, science politique), artistes et penseurs. La lecture en est vivement recommandée à toute personne intéressée par les thématiques de la mobilité, de la marginalité, et des manières d’habiter dans le monde contemporain.