Plutôt que de sacraliser l'enseignement des langues mortes, valorisons leurs usages culturels.

Et si notre rapport, et plus encore le rapport des élites, au grec et au latin participait simplement d’un mauvais jeu de distinction sociale qui, au lieu de soutenir la cause de l’enseignement du grec et du latin, ne cessait de la décourager ? En se confondant avec une nostalgie d’un enseignement en déclin (en nombre de participants), n’évite-t-il pas la vraie question : que faire du grec et du latin ?

En ces temps de rentrée scolaire une telle question peut encore passionner. L’enseignement du grec et du latin n’est évidemment pas uniquement affaire d’apprentissage du lexique et de la grammaire. Il est toujours placé dans un nœud de pratiques et de représentations contradictoires. On sait, plus généralement, qu’autour de ce débat, se cristallise une diatribe sur ou contre la capacité générale du système français à remédier aux inégalités et à apporter le meilleur au plus grand nombre.

Les deux auteurs justement tentent par tous les biais de n’entretenir aucune nostalgie à ce propos. Car cette nostalgie ne fait qu’éloigner un peu plus du grec et du latin quelques futurs candidats vite dégoûtés d’apprendre que ces langues sont enrôlées dans des combats identitaires.

Les auteurs polémiquent même volontiers avec les mauvais arguments. Leur thèse, exposée avec de légers traits d’humour, est pertinente. Affichant d’emblée qu’ils ne souhaitent pas devenir les gardiens d’un temple qui ne mérite pas d’être perpétué comme tel, ils affirment plutôt qu’au lieu d’entretenir un feu soi-disant sacré, il vaudrait mieux apprendre à revenir au grec et au latin, en comprenant l’usage culturel que l’on peut en faire. Ils ne souhaitent donc pas tant un retour au latin et au grec, qu'une prise au sérieux de ce que ces langues peuvent nous apporter. En cela, le latin et le grec pourraient faire l’objet d’un tout autre enseignement, soutenant au passage l’apprentissage de l’anglais   , comme des langues romanes.

Nous est ainsi épargnée la lourdeur d’une défense aristocratique de l’enseignement du grec et du latin. Les auteurs montrent comment cette dernière se met en retrait des fausses justifications qui ignorent l’histoire même des langues, et font croire à l’existence d’un grec et d’un latin originaire dont il conviendrait de garder le temple. La pensée dite progressiste a beau jeu d’affirmer que ces langues sont des emblèmes d’un archaïsme, qu'au XIX° siècle on récusait pour liaison au cléricalisme et à la volonté des classes bourgeoises de se préserver des influences prolétariennes...

Reste que les auteurs insistent sur le fait que la défense courante de ces langues, dites « mortes », confine parfois à l’absurde, tant du point de vue pédagogique que du point de vue linguistique. Ainsi lorsqu'il est affirmé que la grammaire latine est le seul moyen d’accès à la grammaire française ! Si les élèves d’aujourd’hui ont parfois (et à toute époque) des difficultés avec la grammaire française, ce n’est pas parce qu’ils ignorent le latin.

De surcroît, ce sont des langues qui ont des histoires. Il ne faut pas oublier que les Lettrés du XVI° siècle ont parfois latinisé des termes afin de donner à la graphie française un style plus élégant. C’est ainsi qu’on a remis dans des mots des consonnes disparues pour qu’ils ressemblent aux mots latins d’origine : le g et le t de « doigt » ; de même ont été calqués sur le latin les mots tels qu' « admettre » , « subvenir » , « honneur » , « règne» , ... Ces termes portent la trace d’une relatinisation de l’orthographe française. Autant se rendre compte que ces langues, dites mortes, ont fait l’objet de nombreux remaniements, rendant services à des élites différentes, et devenues des terrains de jeu aux multiples enjeux.

N'oublions pas non plus que, par histoire interposée, vers le XV° siècle, on ne reconnaissait plus les mots latins. Alors, on a refait des mots latins en français. Ce n’est donc pas juste d’identifier le latin entièrement aux Romains. Le mot latin « fabriqua » avait donné en français « forge ». Comment voir son origine latine ? On a donc refait un calque directement sur le latin, ce qui a donné « fabrique ».

Le fameux « i grec » est une fabrication, qui au-delà de quelques raisons liées au passage d’un son grec en un latin qui ne le possédait pas, résulte parfois du travail des copistes : dans l’océan des jambages indifférenciés qui mettait tout au même niveau sur la ligne, on a voulu rendre plus visibles certains « i », notamment à la fin des mots. La boucle qui passait sous la ligne était alors bien visible.

Ces constatations conduisent à comprendre que nous faisons un usage essentiel des langues, et que nous les mettons à notre disposition sans les enfermer dans une sorte de pureté comme il en va chez les nostalgiques. Y compris dans la conversation courante. Les auteurs fabriquent ainsi une conversation pleine d’humour : « A priori, j’ai l’impression que ton agenda mériterait quelques erratas. Quant à ton curriculum, tu devrais faire un distinguo entre le plaidoyer pro domo qu’il présente et tes desiderata, ... ». Et si on enseignait le latin à partir de là et non en commençant par les conjugaisons... ?

Et d’ailleurs, de quel « grec » se réclament les gardiens du temple ? Lorsqu’on parle grec, dans cet enseignement, de nos jours, c’est aux écrits du VIII° siècle avant l’ère chrétienne que l’on songe. Or le grec parlé en Grèce est divisé en nombreux dialectes, au point qu’une étude de ces langues grecques en apprend beaucoup plus sur notre monde que l’apprentissage « du » grec dans l’ignorance de son histoire propre. « Le propos n’est pas de défendre le latin et le grec ancien en tant que langues » scandent les auteurs tout au long de l'ouvrage. La véritable question est celle de la place qu’on peut leur accorder dans les langues d’aujourd’hui et dans la culture générale.

En un mot, grâce à un tout autre enseignement du grec et du latin, nous pourrions comprendre des cultures véritablement éloignées de nous, un certain nombre de malentendus se dissiperaient, des faux débats tomberaient, des discussions retrouveraient du sens