Polyphonie sur le deuil du modèle soviétique et son remplacement par une idéologie libérale.

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Chronique de la fin d’un monde, ce texte est une compilation de témoignages sur la fin du régime soviétique en Russie. C’est leur seul point commun entre les récits ou les témoignages de gens ordinaires de cette somme, comme l’avait été pour le Livre noir   les exactions commises contre les juifs européens par les nazis. Comme le rappelle D. Savitski, dans sa préface à un autre grand livre de S. Alexievitch, Les cercueils de Zinc, Ales Adaamovitch, un écrivain biélorusse fort estimé d’elle écrit : « Le livre de Svetlana Alexievitch illustre un genre qui n’a pas été défini et qui n’a même pas de nom. »   Aujourd’hui, nous dirions que le genre auquel appartient son texte est celui du témoignage.

 

Comme dans ses autres œuvres, Svetlana Alexievitch, prix Nobel de littérature 2015, à qui l’on doit entre autre l’incomparable chef d’œuvre, La Guerre n’a pas un visage de femme, coordonne en véritable chef d’orchestre, ces voix, toujours singulières, dans leur langage et dans leur histoire, pour faire voir, ou plutôt pour donner à entendre, la fin du communisme dans l’URSS et principalement en Russie. Comme une chose se donne à la perception pour Husserl par une succession d’esquisses nécessairement partielles qui permettent à la conscience de la reconstruire, les différents témoignages et fragments de discours ou de discussions réunis par Svetlana Alexievitch nous font reconstruire, par contraste avec l‘homme russe d’aujourd’hui ou d’après la chute du régime, l’homme rouge, l’homo sovieticus   .

 

De ce livre dans lequel résonnent des voix ne sachant pas quoi dire, ne trouvant pas les mots pour l’expliquer ou ne sachant pas si elles en ont le droit, nous arrivent des témoignages hétérogènes, qui tantôt nous étonnent et tantôt nous bouleversent, parfois nous émeuvent, comme les belles histoires d’amour tristes (une femme arménienne aimant un azéri et qui doit fuir pour ne pas être tuée, on fait croire à son mari qu’elle est morte pour qu’il ne tente pas de la retrouver), ou les récits de maquisards juifs pendant la seconde guerre mondiale   , parfois nous font accéder au quotidien insignifiant de ce qui furent des bourreaux, parfois peignent les conditions de vie des immigrés malheureux et exploités dans la Russie d’aujourd’hui. Les témoignages sont éclairés par des notes très claires et précises qui permettent de comprendre toutes les allusions sans déformer la lettre des confidences, et qui n’alourdissent pas le texte par d’inutiles pédanteries érudites.


La césure et l’incommunicabilité


Le premier sentiment qui se dégage de ces témoignages, c’est celui d’une incommunicabilité qui s’est instituée entre ceux qui vécurent sous le régime communiste et qui semblent ne pas pouvoir s’adapter à la vie quotidienne après l’effondrement du communiste et ceux qui, plus jeunes, ont su s’adapter aux changements induits par les changements politiques. Comme l’analyse S. Alexievitch au début de son ouvrage, « ceux qui sont nés en URSS et ceux qui sont nés après l’URSS ne partagent pas la même expérience. Ils viennent de planètes différentes »   . Même au sein d’une famille, enfants et parents non seulement ne se comprennent plus, mais ne peuvent plus se comprendre, tant les valeurs et le monde ont changé.

 

Cette incompréhension radicale et douloureuse, à la fois pour des parents qui ne comprennent plus leurs enfants et sont mal jugés par ces derniers et pour des enfants obligés d’essayer de réadapter leurs parents à l’environnement ambiant sans se sentir compris par eux, offre au lecteur l’image du flagrant contraste entre ce qu’était la réalité soviétique vécue par les hommes et les femmes ordinaires, loin de récits écrits par les déportés et les dissidents, et celle de la Russie postcommuniste. Ainsi ce témoignage d’un fils nourrissant de ces diverses magouilles ses parents désorientés par la nouvelle société et qui raconte : « A l’école, je revendais des jeans, et à l’institut des uniformes soviétiques et toutes sortes de trucs symboliques. (…) A l’époque soviétique, on écopait de trois à cinq ans de prison pour ça. Mon père me courait après avec une ceinture en hurlant : "Espèce de sale spéculateur ! Dire que j’ai versé mon sang devant Moscou, et que j’ai pour fils un petit salopard pareil !" Ce qui était un crime hier, aujourd’hui, c’est du business. »   .


Parallèlement et comme formant une épaisseur supplémentaire, certains locuteurs témoignent de la terreur stalinienne, pour montrer qu’une ébauche d’incommunicabilité existait entre ceux qui l’avaient vécue, et les plus jeunes   . C’est comme si chaque génération vivait quelque chose que la suivante ne pouvait irrémédiablement pas comprendre   .


Cette incommunicabilité, cette césure entre les mondes n’est pas sans rappeler ce que J. Derrida disait à propos de la parole du mort, comme seul moyen de le faire exister d’une certaine façon, et auquel il fallait néanmoins être infidèle par fidélité   . C’est le même processus qui est à l’œuvre ici, d’une part entre des personnes qui se confient à l’auteur et qui lui demandent de taire ou de ne pas taire tel propos, et qu’elle leur désobéit, jugeant par elle-même que leur interdiction était motivée par des circonstances qui ne sont plus présentes, et d’autre part en faisant résonner les textes entre eux, en les alimentant de ses commentaires, elle est fidèle à leur vocation en orientant leur lecture par le récite des circonstances des confidences ou des remarques sur la vie postérieure du témoin-confident   .

 

Paradoxalement, et fidèle en cela à des thématiques littéraires héritées du XIXème siècle, en particulier de problématiques dostoïevskiennes, une présence demeure constante, comme celle des hommes qui ne font pas autre chose de leur vie, quelle que soit leur génération, que de s’enivrer à la vodka, celle de l’homme ou de l’âme russe, sorte d’invariant qui se serait transformée sous le pouvoir soviétique, mais qui ne saurait être détruit, et réapparaîtrait, insatisfait, dans le nouvel ordre de pouvoir politico-économique actuel. Ainsi put-on lire ces diverses considérations : « La Russie ne peut vivre sans le Christ. Pour les Russes, le bonheur n’a jamais été lié à l’argent », « La Russie n’a pas besoin d’une démocratie, elle a besoin d’une monarchie. D’un tsar fort et juste » ou encore « La démocratie ! En Russie, c’est un mot qui fait rire. Vous connaissez l’histoire drôle la plus courte qui soit : Poutine est un démocrate… »   ou « En Russie, depuis la nuit des temps, on a toujours aimé les forçats, ce sont des pécheurs, mais aussi des malheureux qui souffrent. »  

 

Les moments oubliés

 

Ces témoignages sont aussi l’occasion de rappeler au lecteur certaines choses qu’il a sues et qu’il n’a peut-être pas approfondies, ou qu’il a oubliées trop vite et auquel il ferait bien de réfléchir pour rectifier son regard sur l’ex URSS. Toujours par des récits singuliers, qui ne se veulent pas moralisateurs, et qui assument leur pleine singularité, l’auteur nous permet de relire – revivre ?- certains moments de l’histoire contemporaine sur lesquels nous ne nous sommes peut-être pas arrêtés assez longtemps pour en mesurer la portée ou l’horreur. On revit avec les témoins de S. Alexievitch la tentative de putsch d’août 1991 et les conséquences qui semblaient en découler. On prend conscience de l’atrocité des conflits entre Arméniens et Azéris dans leur deux pays entre 1988 et 1994   , comme de la guerre en Tchétchénie et de ses répercussions sur la vie russe. On découvre la violence de la répression de la manifestation contre le président Loukachenko en Biélorussie   .De même la parole qu’elle donne aux réfugiés tadjiks, témoignant des conditions de servitude et de travail, d’exploitation er d’insécurités dans lesquelles ils sont contraints de vivre décille violemment nos yeux.

 

Dans cet effondrement de l’URSS, on voit le passage d’une société fortement socialiste à une société très libérale. Les changements importants sont décrits. La langue même témoigne de ces bouleversements. On ne parle plus par exemple de « la grande révolution d’Octobre », mais du « coup d’Etat », du « complot bolchévique »   . Par contraste, on peut penser plus concrètement ce que Marx pouvait entendre par les changements humains qui découleraient d’une société prolétaire, non que la société soviétique puisse s’identifier adéquatement à celle voulue par Marx, mais parce qu’elles ont cependant en commun d’être construite en opposition avec le capitalisme bourgeois. S. Alexievitch écrit ainsi : « Les nouveaux rêves, c’est de construire une maison, de s’acheter une belle voiture, de planter des groseilliers… Il s’est avéré que la liberté était la réhabilitation de cet esprit petit-bourgeois que l’on avait l’habitude d’entendre dénigrer en Russie. La liberté de Sa Majesté la Consommation. »   , tandis que pour beaucoup, bercés et grisés par l’éducation soviétique, c’était le sacrifice pour le peuple. Dans le communisme, il y avait aussi la fierté, celle d’avoir envoyé le premier homme dans l’espace, d’avoir vaincu les Allemands, une certaine solidarité et une certaine entraide entre militants du parti.

 

Mais la peinture de l’URSS est loin d’être toute positive. Dans toutes les mémoires rôde le spectre angoissant des arrestations de la terreur, certains se souviennent avec horreur de la dékoulakisation   , des exécutions massives   , ou de la famine organisée en Ukraine, par les communistes justement.

 

Le plus terrible et le moins compréhensible, peut-être, sont ces personnes qui ont commis ou subi le pire pour le parti et qui comme enfiévrés ont lutté pour le triomphe de ce qui les avait détruit : un jeune homme livre son oncle qu’on tue parce qu’il cachait des provisions   et n’aspire qu’à « mourir communiste », une fille, dont le père est devenu fou sous la torture et qui a signé n’importe quel aveu, qu’on sépare de sa mère restée en camp, qu’on maltraite durant toute son enfance et son adolescence et qui a hâte « d’enter aux komsomols pour lutter contre des ennemis invisibles qui voulaient détruire notre vie »   . On voit l’efficacité de la propagande et de l’idéologie, dans le sens qu’Arendt donnait à ces termes, celui de « systèmes d’explication de la vie et du monde qui se flattent d’être en mesure d’expliquer tout évènement, passé ou futur, sans faire autrement référence à l’expérience réelle. »   Quoique réellement malmenés par le parti communiste, cette enfant ignore cette réalité et préfère, inconsciemment peut-être, croire aux discours du parti, faisant fi de son existence réelle et de la réalité de la souffrance et de l’injustice subies par sa famille.

 

Frappante aussi est la considération que victimes et bourreaux de la terreur stalinienne vivent désormais côte à côte, sans compter les nombreux dénonciateurs, sans qu’ait été institue la moindre épuration, la moindre justice, la moindre commission justice et réconciliation, comme l'évoque ce terrible témoignage : « Mais oncle Vania est revenu… Sans dents, avec une main desséchée et un foie hypertrophié. Il a recommencé à travailler dans son usine, au même poste, il était dans la même pièce, au même bureau… Et celui qui l’avait dénoncé était assis en face de lui. Tout le monde le savait, et oncle Vania le savait aussi… Ils allaient aux réunions et aux manifestations, comme avant. Ils lisaient la Pravda, ils approuvaient la politique du Parti et du gouvernement. Les jours de fête, ils buvaient de la vodka assis à la même table. Et ainsi de suite. C’était notre vie. »  

 

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