Couvrant la période 1935-1975, cette autobiographie très attachée aux faits entraîne le lecteur dans le laboratoire du romancier connu pour son humour et son sens du comique. Elle constitue aussi une plongée dans l’Angleterre de l’après-guerre, notamment dans son système universitaire, puisque David Lodge a mené de front une carrière de professeur à l’université de Birmingham et de romancier.

 

À 81 ans, David Lodge se penche sur son passé et sur ses années de formation, de manière linéaire -et ce sans le ton caustique qui fît son succès en France- à la fin des années 1980, grâce aux éditions Rivages qui ont traduit ses romans de campus comme Un tout petit monde, ainsi que ses comédies de mœurs comme Jeu de société. Le titre, assez paradoxal pour un homme qui avait quatre ans quand la Seconde Guerre Mondiale a éclaté, s’explique par le fait qu’il a pu bénéficier de la loi sur l’enseignement secondaire de 1944 qui lui a assuré la gratuité de ses études, et une bourse calculée sur le revenu de sa famille afin d’étudier à l’University College de Londres. Il appartient donc à « la classe moyenne la plus modeste », et n’aurait jamais pu imaginer devenir universitaire sans ce changement profond dans le système éducatif britannique.

 

Le père de David Lodge a d’abord été violoniste dans les cinémas, avant l’invention du parlant, puis joueur de saxophone dans les bals. Il a ensuite monté sa propre formation pour jouer dans un night-club à la fin des années 1940. Pendant la guerre, ce dernier s’est engagé dans l’aviation, mais n’est jamais monté dans un avion (c’est en bateau qu’il est allé en Inde), il était alors musicien dans l’orchestre de l’armée de l’air. C’est pendant cette période que le petit David est resté majoritairement avec sa mère. Sténodactylo de profession, elle renoncera à travailler après la guerre pour s’occuper de son mari et de son fils, qui mesure la chance qu’il a eue d’être ainsi choyé et de voir toujours l’intendance suivre. Pendant la guerre, David Lodge se verra évacué de la banlieue Sud de Londres, où ses parents ont une petite maison, à la campagne, pour échapper aux bombardements. Mis en pension brièvement, pendant que sa mère retourne travailler à la capitale, il voit dans cet épisode douloureux l’origine de ses épisodes dépressifs à venir, surtout celui qui suit son refus d’être candidat à un poste de professeur à Cambridge, et les questions qui le torturent ensuite sur ce qui est peut-être un mauvais choix ou encore une incapacité à saisir les meilleures opportunités.

 

Une fibre romanesque naissante dans le sérieux contexte de l’académie

 

Il s’agit bien là des Mémoires d’un écrivain, même si, entre 10 et 14 ans, l’adolescent voulait devenir « journaliste sportif ». Né au bon moment, il l’est aussi parce que la Grande-Bretagne a connu de grands bouleversements sociaux dans les années 1950-1960, et que son enfance et sa jeunesse lui ont permis de vivre des expériences qu’il racontera dans son roman le plus autobiographique, Hors de l’abri : « Une expériences intéressante, c’est de l’argent en banque pour un romancier et il n’est jamais trop tôt pour ouvrir un compte. » Son premier mentor, un professeur nommé Malachy Carroll, lui a révélé son intérêt pour la critique littéraire, et notamment la métrique, en distinguant le devoir qu’il avait rendu sur « les techniques de la poésie ». Après une véritable course d’obstacles, il a obtenu un poste à l’université de Birmingham en 1960, dans le département d’anglais dirigé par la flamboyant Terence Spencer, et y a travaillé jusqu’à sa retraite en 1987.

 

Logde y rencontra l’historien Richard Hoggart, fondateur des « cultural studies » et auteur de La Culture du pauvre (1957) qui l’avait beaucoup intéressé. Sa carrière universitaire lui a donné du temps pour écrire et fourni la matière de ses « romans de campus ». L’enseignement et l’écriture se sont pour lui complétés et enrichis : « On me demande souvent comment je suis parvenu à allier écriture romanesque et critique analytique, laissant entendre que celle-ci inhibe la créativité. Bien au contraire, j’ai jugé qu’elle me rendait plus sensible aux potentialités expressives de diverses techniques et me permettait de résoudre les problèmes de composition que je rencontrais, de même que le fait d’être romancier m’aidait indubitablement à analyser des romans écrits par d’autres écrivains. »

 

Né au bon moment, l’expérience littéraire de multiples influences

 

Ce livre permet au romancier de se reconnaître des modèles et de mettre au jour les influences qui ont marqué son travail d’écriture, et d’abord celle de James Joyce. Il doit à Portrait de l’artiste en jeune homme (1916) d’avoir éprouvé « pour la première fois le désir de [se] lancer dans l’écriture ». Il lui a rendu hommage dans La Chute du British Museum, dans un décalque du monologue de Molly Bloom d’Ulysse (1922), où le fameux « oui » devient « peut-être ». Il a lu d’autres écrivains catholiques en terminale, comme Graham Green ou Evelyn Waugh, ce qui a « affirmé » sa foi, et l’a conduit à leur consacrer son mémoire de fin d’études. La morale catholique, notamment dans ses dimensions sexuelles à cause de l’interdiction de la contraception, nourrira la plupart de ses romans.

 

Kingsley Amis, chef de file des Angry Young Men, les jeunes hommes en colère, « cette génération d’écrivains anglais qui ont adopté, chacun à sa façon, une approche critique et satirique de la société d’après-guerre », et auteur de Lucky Jim (1954) est une autre des grandes figures tutélaires de son travail. Pour l’humour, il doit beaucoup aux émissions radiophoniques de la BBC, écoutées avec ses parents dans sa jeunesse, ainsi qu’à Trois hommes dans un bateau (1889) de Jerome K. Jerome, comme le lui a fait remarquer une doctorante travaillant sur son œuvre. Cette veine comique lui a été conseillée aussi par son ami, l’écrivain et universitaire Malcolm Bradbury (non traduit en français). C’est au début de sa carrière académique qu’il avait donné l’idée à Lodge de gagner un peu d’argent en écrivant des pièces humoristiques pour des journaux. Période durant laquelle le futur romancier a « pris l’habitude de noter certains aspects de la vie quotidienne qui se prêtaient à la parodie ou à la satire. »

 

Une note traditionnelle de la vie conjugale quelque peu répréhensible…

 

On est surpris pourtant, en lisant ce livre, de son aspect un peu terne et monotone, et de son absence d’humour, alors que c’est l’aspect comique de ses romans qui fait de Lodge un romancier si apprécié en France. Il y avoue sans vergogne une pingrerie atavique et ne remet jamais en cause les modèles de la société patriarcale, alors qu’il a assisté à la naissance de la contre-culture lors d’un séjour aux États-Unis à la fin des années 1960. Son livre est dédié à sa femme Mary, mais il ne semble pas se rendre compte qu’il a fait d’elle une seconde mère, capable de s’occuper de toutes les tâches domestiques pour lui permettre de réaliser son œuvre, et au détriment de son épanouissement professionnel, alors qu’ils se sont rencontrés pendant leurs études et qu’elle aurait aussi pu prétendre à une belle carrière dans l’enseignement. Il semble tenir ce dévouement et ce sacrifice pour acquis, ce qui ne manquera pas d’agacer les lecteurs et les lectrices favorables à d’autres modèles de construction conjugale et d’équilibre entre les hommes et les femmes

 

 

David Lodge

Né au bon moment

Traduit de l’anglais par Maurice Couturier

Rivages 2016

564 pages

24 Euros