Une réflexion nourrissante sur la présence des hommes dans l’éducation des jeunes enfants.

La rencontre de Thomas Grillot avec un auxiliaire de puériculture le conduit à faire une immersion dans la vie professionnelle d’hommes dont le point commun est d’avoir choisi des métiers de la petite enfance, presque exclusivement exercés par des femmes. Jeune père de deux enfants, l’auteur s’est identifié à ce modèle masculin atypique pour appréhender le travail quotidien réalisé en crèche. Les portraits esquissés tout au long de son ouvrage légitiment les voies d’accès différentes vers le travail de care   et offrent une voix différente   à des hommes qui cherchent à transformer les regards interrogateurs voire suspicieux qu’on leur porte.

 

 

Eduquer les jeunes enfants : un travail d’artiste

 

Eduquer les jeunes enfants, est-ce vraiment un travail ? L’auteur répond à cette interrogation en décrivant le quotidien ordinaire de la crèche du point de vue des hommes. Les compétences d’observation, les postures d’écoute, les qualités relationnelles, pourtant considérées socialement comme féminines, sont identifiées comme le cœur de métier des professionnel.le.s de la petite enfance. Les récits du travail en crèche se révèlent assez proches de ceux tirés des différentes recherches réalisées en philosophie, en sociologie ou en psychologie sur le travail de care : un travail invisible dont on ne prend conscience que quand il n’est pas fait (une couche pleine, un nez qui coule,…)   .

 

L’auteur décrit dans un premier temps un « métier de passe-plat », « de serveur dont le service est d’autant meilleur qu’on ne le voit pas ». Dans ce travail, hommes et femmes expérimentent une position ancillaire   qui consiste, par exemple à cacher les premiers pas et les premiers mots effectués à la crèche par l’enfant afin que les parents découvrent eux-mêmes les progrès de celui-ci   .

 

Dans un second temps, l’auteur met en lumière tout le savoir accumulé jour après jour à travers l’observation et la connaissance des besoins singuliers de chaque enfant. Ce travail relève plutôt de l’interprétariat visant à traduire les signaux émis par un être humain qui ne parle pas pour lui proposer une réponse ajustée, toujours unique, nouvelle et singulière. La créativité mobilisée, au cœur de la relation éducative, est définie comme « la spontanéité d’un moment où on est à la fois dans la maîtrise et dans la recherche ». Ce travail de care, inestimable   , correspond finalement à un travail d’artiste dont l’œuvre éducative participe à la construction des formes d’humanisation.


Dépasser les assignations de genre

 

Les hommes dans le champ de la petite enfance sont-ils discriminés ? L’auteur relaye les interrogations, les doutes, les étonnements, les soupçons d’une mère de voir un homme s’occuper de son enfant dans la crèche. Beaucoup d’entre eux disent se sentir observés, devoir faire leurs preuves et justifier leur présence au point de développer des conduites d’évitement comme « ne pas se retrouver seuls dans la salle de change ». Le contexte médiatique de panique morale autour des questions liées au corps et à la sexualité véhicule des discriminations. Les pratiques de nursing peuvent être interprétées soit comme des conduites de maternage, soit comme des manifestations pédophiles, en fonction du sexe du caregiver. La peur d’être accusé de pédophilie est davantage intériorisée du côté des hommes, alors qu’elle fait partie d’un impensé social du côté des femmes. Or, pour les hommes comme pour les femmes, l’activité de soin auprès des bébés convoque des mouvements libidinaux et narcissiques qui doivent trouver un destin social à travers la création d’un lien affectif et social avec l’enfant   .

 

Est-il si facile d’exprimer ses mouvements affectifs pour l’enfant ? Des hommes indiquent avoir été recalés à l’examen d’entrée en formation d’éducateur de jeunes enfants pour avoir dit en entretien « qu’ils aimaient les enfants ». Les normes professionnelles à acquérir autour de la nécessaire « bonne distance » excluent finalement toutes manifestations affectives. Le cadre institutionnel rappelle, encadre et neutralise les relations exclusives qui sont à la fois prescrites, à travers certaines pratiques pédagogiques, mais aussi proscrites   . Pour Thomas Grillot, il existe « une assignation à résider dans un habit d’homme » dans lequel le professionnel serait amené à rejeter toute forme d’affectivité, toute forme de vulnérabilité. Face à ces différents signes de discrimination, l’auteur s’étonne de la réponse mesurée d’un auxiliaire de puériculture qui ne s’indigne pas et préfère se montrer rassurant. Le professionnel souhaite rester « un loup dans la bergerie qui ne veut pas faire peur »   . Peut-être est-ce la conscience que les femmes subissent bien pire que les hommes ? Peut-être le combat contre les discriminations n’est-il pas complètement le sien ?

 

 

Déconstruire le paradigme de la dyade mère-enfant

 

Le paradigme de la dyade mère-enfant comme seule interaction valable pour le développement harmonieux des jeunes enfants semble largement partagé par les professionnel.le.s de la petite enfance. Cette norme intériorisée pourrait expliquer pourquoi certains professionnels hommes quittent le terrain pour devenir directeurs de crèche ou formateurs. En obtenant une rémunération plus conforme aux normes masculines à travers une identification au male breadwinner   , l’homme gravirait plus facilement « l’escalator de verre »   . Certains le justifient par le souhait de fuir « l’engloutissement dans le collectif » et « l’idée d’être corvéable à la disposition des enfants ».

 

Le témoignage d’un autre professionnel homme sur les raisons de sa chute de l’escalator de verre confirme l’hypothèse d’une reproduction des normes de genre. Il considère son échec à un poste de directeur comme une crise existentielle, un déséquilibre de sa masculinité situé à un niveau intrafamilial. L’accession à la demande singulière de toutes ses collègues s’est réalisée au détriment du collectif. Selon l’auteur, les stéréotypes sont tellement intériorisés du côté des hommes comme du côté des femmes que chacun et chacune, en position hiérarchique, aurait tendance à rechercher l’image idéale et naturelle du chef qui serait incarnée par l’homme traditionnel : faire reconnaître son autorité, trancher, ne pas se laisser submerger par les émotions,....

 

En faisant référence aux recherches sur la fondation socio-historique des crèches, l’auteur assimile ces institutions à « des écoles de la maternité » dont l’objectif s’inscrirait dans une forme d’ordre social, moral et hygiéniste. La justification de professionnalisation ne servirait-elle pas finalement à masquer les représentations naturalisées des professionnel.le.s sur ces crèches construites pour apprendre à devenir des « bonnes mères » ! La valorisation simultanément de la nature et du professionnalisme est du même ordre que celle qui prône la complémentarité des rôles entre mère et père. L’auteur s’interroge sur le dilemme moral porté par les professionnelles mères de jeunes enfants qui s’occupent des enfants des autres tout en étant convaincues qu’elles devraient s’occuper des leurs. Les hommes seraient-ils épargnés par ce dilemme et pourraient-ils au contraire obtenir un surcroît de reconnaissance dans leur choix d’un métier « contre nature et contre les valeurs marchandes » ?

 

L’auteur conclut qu’en continuant à survaloriser la centralité de la mère, on continue à lui faire porter la culpabilité d’avoir à faire des choix entre emploi et maternité et à reproduire ainsi la surféminisation du métier et la reproduction des stéréotypes de genre.

 

Promouvoir la mixité et l’égalité dans la petite enfance

 

La masculinisation du métier est-elle une promesse pour plus d’égalité ? Les hommes dénoncent la culture de la petite enfance comme un entre soi. Cet univers féminin, replié sur lui-même, chercherait à repousser toute marque de féminité sous prétexte de professionnalisme. Restaurer le plaisir dans le travail apparaît comme une des pistes proposées par un professionnel et permet de parler de ce qui est encore tabou dans le monde de la petite enfance et qui a été théorisé autour du concept de "sale boulot   . L’auteur s’interroge. Changer une couche est-il un moment privilégié dans la relation entre l’enfant et le professionnel ou une corvée dont les professionnel.le.s chercheraient à se débarrasser pour effectuer des tâches plus valorisées ? Comment est parlé le développement sexuel des jeunes enfants dont les manifestations diverses sont cachées sous des couches et du silence ? Est-il intéressant que les relations parents-professionnel.le.s soient orientées par des transmissions d’informations « statistiques tube digestif » (sur le nombre de selles effectuées, quantité de lait ingurgité,…) ?

 

En conclusion, l’ouvrage de Thomas Grillot invite à une réflexion sur une politique publique globale en faveur de davantage de mixité dans les tâches quotidiennes auprès des jeunes enfants. La forte ségrégation professionnelle sur le marché du travail est marquée par une sous-représentation des hommes dans le secteur de la petite enfance. Pour casser les stéréotypes et les préjugés selon lesquels être un homme serait incompatible avec l’envie de s’occuper des jeunes enfants, des élus suisses ont proposé un objectif de mixité à travers l’instauration d’un quota de 35% d’hommes dans les crèches de Zurich. Ce type d’initiative doit être complété par une politique salariale de revalorisation de l’ensemble des rémunérations des travailleurs du care.

 

Pour aller plus loin :

NDJAPOU François (2014), « Le genre et la mixité en formation d’éducateur.e de jeunes enfants », Nouvelle revue de psychosociologie, n°17, pp 69-82

 

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