De riches échanges entre J.M. Coetzee et la psychanalyste anglaise Arabella Kurtz sur les notions de vérité et de fiction. 

Le romancier et le psychothérapeute ont quelques centres d’intérêts communs, comme par exemple la nature et l’expérience humaines. C’est de ce constat qu’est né, à partir de 2008, un échange intellectuel entre le romancier sud-africain J.M. Coetzee et la psychanalyste anglaise Arabella Kurtz. La Vérité du récit, ouvrage tiré de ces dialogues, traite notamment la question de la pratique de la psychothérapie analytique et sa portée dans une sphère philosophique et sociale plus large. Le livre, traduit de l’anglais par Aline Weill, est divisé en onze conversations.

 

Tout d’abord, Philippe Forest signe la préface où il y explique que les conversations entre le romancier et la psychothérapeute portent sur la vérité, ses conditions d’émergence, son rapport à toutes les formes de fiction que fabrique l’imagination individuelle ou collective et sur le rôle que l’écrivain et le thérapeute doivent lui reconnaître.

 

Dans le premier échange, il est question de la façon dont un auteur peut inventer son passé, être l’auteur de l’histoire de sa vie. Coetzee s’interroge sur les qualités d’une bonne histoire, et sur le devoir de dire toute la vérité (ou pas) pour un auteur lorsqu’il parle de sa propre vie. Le romancier sud-africain se demande si le thérapeute ne doit pas rappeler au patient qu’il n’est pas libre d’inventer. Kurtz pense que les épanchements d’un auteur doivent avoir des limites. Ainsi, quand un récit autobiographique est trop égocentrique, il présentera une fragilité, une friabilité.

 

Le deuxième échange est centré sur les écrivains et leurs idées problématiques de la vérité. À ce sujet, Coetzee voudrait savoir si le but de la thérapie est de libérer le patient de la vérité et si c’est la seule voie qui y mène. Pour Kurtz, on doit se contenter d’une version efficace de la vérité. Pour cette raison, la vérité en psychothérapie est, par essence, « dynamique car elle est tirée de la perspective d’un être vivant dont les caractéristiques extérieures et intérieures changent, même faiblement, avec le temps »   . De plus, la liberté donnée par la psychanalyse est l’aide offerte par une autre personne, bienveillante et expérimentée, pour explorer notre perspective sans inhibition ni contrainte, dans la mesure du possible.

 

Lors de leur troisième échange, le romancier et la psychothérapeute s’intéressent aux souvenirs et à la mémoire. Ils tentent de savoir si les souvenirs et les traces neurologiques d’une expérience passée sont immuables. Coetzee aimerait comprendre pourquoi il ne peut pas s’implanter un nouveau groupe de souvenirs qui lui conviennent mieux que les anciens. Kurtz en profite pour définir les deux grandes formes de mémoire en littérature psychologique : la mémoire procédurale et la mémoire épisodique. La première est non-verbale et « permet d’accomplir des séquences d’actions comme la marche, l’escalade, la conduite, etc. »   . La deuxième est liée à la faculté de coder l’expérience sur le mode verbal, et plus précisément narratif.

 

Le quatrième échange tourne autour de l’impossibilité d’enterrer le passé. Coetzee fait remarquer qu’on ne peut pas échapper à son passé, qu’on n’est pas libre de se réinventer. Kurtz explique ainsi que lorsqu’on fait par exemple du mal à autrui, on ne peut pas régler la question en la chassant de son esprit. Tôt ou tard, le monde le découvrira et les relations avec les autres deviendront intenables. Par ailleurs, la psychothérapeute souligne le paradoxe apparent dans le fait que les formes de punition qui visent à créer le remords tendent à causer, au contraire, la rébellion intérieure et le déni de la culpabilité. Coetzee prend alors l’exemple d’un roman de Nathaniel Hawthorne, La Lettre écarlate (1850). L’héroïne, Hester, est condamnée pour son infidélité. Elle se soumet au châtiment, sous peine d’être bannie de la communauté, tout en refusant intérieurement le jugement porté contre elle. Face à la sanction qu’elle subit, l’héroïne développe une révolte intérieure.

 

Le cinquième échange s’attarde sur le dialogue entre deux personnes en tant qu’interaction entre des fictions projetées. Coetzee indique qu’il doit y avoir deux personnes dans la situation thérapeutique, alors que les histoires sont écrites par un seul auteur. Toutefois, le romancier sud-africain relève que, selon certains critiques, il existe une forme de roman dialogique. Et pour de nombreux écrivains, en revanche, dans les moments de création intenses, on écrit davantage sous la dictée que l’on ne dicte sa pensée. En outre, Coetzee affiche son scepticisme quant au fait que la lecture soit une forme de thérapie. « On devrait envisager le dialogue thérapeutique comme une quête de la vérité avant d’y voir un moyen d’aider les gens à se sentir bien »   . Kurtz, quant à elle, mentionne que la plupart des psychothérapeutes résistent à l’idée de se considérer comme des faiseurs de miracles, conscients que le fantasme d’apporter une solution miraculeuse est avant tout un piège.

 

La vérité subjective de l’histoire du patient est l’objet du sixième échange. Coetzee estime que la mort nous rattache au monde réel. On peut créer des histoires sur soi à volonté, mais on n’est pas libre d’en inventer la fin. Selon Kurtz, le but en psychothérapie est d’aider les gens à trouver les pièces manquantes d’un puzzle, celui de leur psychisme. Toutefois, il est difficile d’atteindre la vérité totale. Kurtz parle également de la psychanalyste Hanna Segal qui a écrit que la vérité analytique était un processus, pas un fait. Elle a formulé cette thèse en décrivant la nature du travail psychanalytique qui consiste à aider les patients à mieux se comprendre en s’ouvrant davantage à l’expérience.

 

Le septième échange concerne la conscience clivée chez l’individu et dans le corps social. Coetzee affirme que couper réellement ses liens avec le passé est impossible, car cela impliquerait qu’on renie ses origines et ses ancêtres et qu’on prétende renaître du néant. Kurtz va dans le même sens et note qu’« il est peut-être logiquement impossible de se figurer né du néant, sans passé ni origines, mais, ce n’est pas une impossibilité psychique »   . Par ailleurs, la psychothérapeute tente d’expliquer comment, au niveau théorique, on passe de l’individu au groupe. De ce fait, si l’on veut commencer à comprendre un aspect de la culture de groupe, on doit s’élever au-dessus des identifications individuelles pour observer ce qui se passe au niveau collectif.

 

Les aspects positifs et non régressifs du nationalisme constituent le sujet principal du huitième échange. À en croire Coetzee, le nationalisme ou le tribalisme est un état régressif. Le romancier indique que, s’il s’intéresse aux groupes, à leur pensée, à leur comportement, c’est parce qu’il a refusé toute sa vie, non sans difficultés, de céder à la régression au groupe. Kurtz fait remarquer à Coetzee que ce dernier associe à la régression tous les sentiments forts d’appartenance aux groupes. La psychothérapeute indique que les plus grandes réalisations humaines sont souvent l’œuvre de groupes qui, par leur travail collectif, ont acquis une puissante identité commune. Néanmoins, pour Kurtz, le nationalisme masque des pulsions plus obscures. Elle ne lui trouve pas grand-chose de bon, même lorsqu’il se limite à la célébration des exploits de la nation-groupe.

 

Dans le neuvième échange, il est question de la mentalité de groupe dans les collectivités non fondées sur la famille comme les bandes de jeunes ou les armées. Kurtz souligne que d’après la théorie analytique des relations humaines la vraie connaissance de soi n’est pas une chose qu’on peut atteindre seul : « On s’appuie sur les autres pour se connaître »   . Coetzee va plus loin en déclarant que toute relation intime ou proche avec autrui, y compris le lien patient-thérapeute, doit sans doute comporter des projections empathiques.

 

Le dixième échange porte sur les doutes sur une thérapie qui vise à guider le patient vers une plus grande conscience de la pleine réalité des autres. Coetzee énumère ses différences fondamentales avec Kurtz sur le dialogue thérapeutique. Selon lui, la psychothérapeute aimerait aider son patient (le « Vous » qui dialogue avec votre « Je ») à mener une vie plus consciente, plus productive et plus « heureuse ». Coetzee est plutôt sceptique et doute que la compréhension et la science puissent ancrer profondément chez un patient ce que Kurtz aimerait encourager chez lui.

 

Dans leur onzième échange, le romancier et la psychothérapeute parlent d’une société idéale où les fictions des citoyens sur eux-mêmes s’harmonisent comme par magie. Pour Kurtz, sa vision d’une société idéale serait celle « d’une société où la fiction (le fantasme) de chacun sur lui-même serait incontestée »   . Le romancier sud-africain distingue, par ailleurs, deux types de lecture. Une lecture passive où les mots ne prennent jamais vie sur la page, c’est celle de ceux qui n’apprennent jamais à aimer la lecture. Il y a aussi une lecture vivante qui consiste à se frayer un chemin dans la voix de l’Autre et à l’habiter de façon à se parler de l’extérieur. Kurtz, pour sa part, aborde l’œuvre de W.G. Sebald, en particulier son roman posthume Austerlitz. Cette œuvre s’intéresse à la nature de la vérité personnelle et historique. Pour Kurtz, ce roman enseigne que nous avons une foule de limites, d’infirmités et de faiblesses qui façonnent et déforment ce que nous pouvons voir de nous-mêmes et du monde qui nous entoure.

 

Cet ouvrage nous permet d’accéder directement à la pensée d’Arabella Kurtz et de J.M. Coetzee et de voir comment ils tentent de se comprendre. En outre, écrit dans un style plaisant, il permet de percevoir, d’une part, la curiosité d’une psychologue pour la littérature, et, d’autre part, le désir d’un écrivain d’approfondir et de mieux cerner sa compréhension d’une forme post-religieuse de dialogue thérapeutique.