Une adaptation belle et classique des Frères Karamazov, qui tire Dostoïevski vers l’Occident en gommant la violence et la folie du roman.
Il s'agit de sexe et d'argent : Dimitri Karamazov, traîneur de sabre, est revenu au pays demander à son père, qu'il connaît à peine, le compte de ce qui lui revient de l'héritage de sa mère. Il est aimé de Katerina Ivanovna, la fille d'un général, devant laquelle il s'est montré à la fois le plus vicieux et le meilleur des hommes. Il s'est laissé fiancer avec elle, mais il est fou amoureux de Grouchenka, la courtisane de la province. Or son père, Fiodor, l'est aussi. Et le père en a les moyens. L'héritage de Dimitri, au contraire, est épuisé depuis longtemps. Tout conspire donc à faire croître et embellir une haine parfaite entre les deux hommes. Aussi, quand le vieillard sera assassiné, Dimitri sera immédiatement arrêté.
Ce fil narratif se compose avec d'autres, en contrepoint : l'histoire d'Aliocha, le troisième frère, et du vieux starets – un prédicateur et un ermite – dont il a fait son maître de sagesse chrétienne et qui va mourir. Son histoire aussi avec Lisavetta, jeune fille maladive qui le poursuit de son amour. L'histoire de l'enfant qui a vu son père humilié par Dimitri. L'histoire d'Ivan, le second frère, amoureux sans retour de cette Katerina qui aime Dimitri. Et la non-histoire de Smerdiakov, le quatrième frère, bâtard, stupide, dont le nom signifie « celui qui pue ». Il y a des moments fameux, comme le passage dit du « Grand Inquisiteur », une parabole édifiante qu'Ivan expose à Aliocha : si le Christ en personne revenait parmi les hommes, les pontifes de l'Eglise l'humilieraient à nouveau et lui diraient de retourner d'où il vient.
La scène a les airs d’une gare perdue de campagne. Les murs et le toit sont uniformément noirs. Mais le sol du plateau l'est aussi, tout noir, traversé de cour en jardin par deux voies ferrées, sur lesquelles circuleront non pas des trains mais des « praticables » : deux murs à angle droit couverts d'un papier peint pour que Katerina Ivanovna y reçoive Grouchenka, une boîte en verre exigüe où l'homme que Dimitri a tiré par la barbe se tient auprès de son fils mourant, et de nombreuses variations plastiques qui articulent plaisamment notre imaginaire à la multitude des lieux du roman.
Ce bâtiment noir abrite des musiciens. Il s'ouvre, aussi, et il libère une boîte transparente, plutôt cubique, où le père, Fiodor Pavlovitch Karamazov, se saoule avec son fils Ivan, car il est là chez lui, dans son salon. Sur le toit de cette maison noire sans étage, c'est la rue et les chemins de traverse de cette bourgade perdue, où les personnages se rencontrent et se parlent. C'est aussi, un moment, le cachot de Dimitri, le parloir où Katerina le visite, ou encore la fenêtre ouverte ou fermée si importante dans les circonstances du crime. Derrière ce toit, gigantesque, le fond de la carrière de Boulbon, et au-dessus, le ciel de la nuit provençale – de pleine lune ce soir-là.
Douce Russie
Le spectacle commence avec presque rien : un récitant travesti plein d'humour – Camille de La Guillonnière, qui a collaboré à l'adaptation du chef d'œuvre aux côtés du metteur en scène, Jean Bellorini. Les praticables, isolés sur ce plateau immense, semblent étranges au début. Les comédiens viennent chanter ensemble. Aliocha (François Deblock) est pensif et mignon ; immédiatement il est convaincant. Mais on se demande ce qu'il peut bien trouver à son starets (Hugo Sablic), excellent percussionniste bien maladroitement dirigé : dans Les Frères Karamazov, le starets n'est pas un ermite ordinaire, c’est un décharné fiévreux, un illuminé maladif dévoré par le jeûne, autour duquel se rassemblent chaque jour la foule des miséreux, des malades, des hystériques aristocrates, et tous les superstitieux de la région auxquels il administre la sagesse de Saint Paul comme une purge. Ici, c’est un benêt tout droit sorti d'une image pieuse. Du même coup, c’est aussi tout ce qui fascine Aliocha qui disparaît.
Mais ce n'est pas si grave. Car le charme de ces comédiens et de ces multiples décors opère doucement. Dimitri (Jean-Christophe Folly), excellent, attire sur lui toute la sympathie des spectateurs. Il ne fait que des bêtises, il le sait, et il s'y prend avec son désir comme l'apprenti sorcier avec son balai. Mais il est bon, et cela se voit aussi à ce qu'il aime cet enfant qui est son frère : Aliocha, le cadet tout jeunot et délicat auquel il suffit d'être pour plaire à tous comme au public. Les deux personnages féminins, tenus par Karyll Elgrichi et Clara Mayer, ne sont pas moins attachants, et touchants. Clara Mayer notamment joue avec finesse de la vulgarité, de la sensiblerie et du vice désabusé qui traversent son personnage Grouchenka, au point de sublimer le corps de celle qui affole la passion du père et du fils. Le choix de Bellorini pour son Smerdiakov (Marc Plas) est plus surprenant. Dans Les Frères Karamazov, c'est une brute épileptique et presque un enfant sauvage, dont on a fait un domestique du plus bas niveau. Depuis la nuit de son délaissement, se lève une férocité et une ingéniosité pour le crime qui fait froid dans le dos. Il conçoit un amour, ou plutôt une idôlatrie bestiale à l'égard d'Ivan (Geoffroy Rondeau), qui est à l'origine de tout le drame. Or sur le plateau Smerdiakov est un homme très convenable. Discret, il s'attache à Ivan, mais comme quelqu'un qui veut s'instruire ; le père le maltraite et il en conçoit une sourde indignation, alors que le Smerdiakov conçu par Dostoievski dans l’Empire tsariste est une brute qui prend des coups et trouve que c'est la règle des choses. Erreur de casting ou air du temps : c’est là encore la violence brute de la Russie fanatique et esclavagiste qui disparaît.
Il ne fait pourtant pas de doute que Jean Bellorini nous donne un beau Karamazov. Un peu long peut-être, notamment sa dernière partie, mais dont on apprécie également la mise en scène audacieusement sobre et théâtrale – pas de D.J. à la console ici, ni cameraman se promenant parmi les comédiens, ni concert techno, ni rave partie, ni drive in... Il n'était pas nécessaire d'en venir là, manifestement, et toutes les difficultés, ou presque, ont trouvé une solution élégante avec des moyens classiques. Un percussionniste, un pianiste, des instruments à vent. À la fin d'une des parties, les comédiens serrés sur un praticable traversent latéralement le plateau en jouant des cuivres. Ces touches variées d'un aspect finement surréaliste sont très réussies.
Mais ce Karamazov n'est certainement pas tout à fait russe. Il gomme les particularités problématiques de la société dont Dostoievski veut dresser le portrait, personnifiées dans le roman par ce starets et ce Smerdiakov qui incarnent la superstition et le servage. C'est d’autant plus regrettable que le reste – le libertinage du vieillard, la bohême de Dimitri, l'occidentalisme d'Ivan, la passion de Katerina, la sensiblerie de Grouchenka, jusqu'à la sainteté d'Aliocha – est ramené fatalement sur les rives de l'Atlantique, et perd un peu son véritable horizon : celui d'une violence et d'une folie que l’occident moderne peine à concevoir, mais qui ont existé, et qui existent encore.
Karamazov
D’après Dostoïevski
Adaptation de Jean Bellorini et Camille de La Guillonnière
Mise en scène : Jean Bellorini
A la Carrière de Boulbon, du 11 au 22 juillet 2016
Pour plus d’informations, cliquer ICI
Tournée :
- novembre 2016 : Genève (Théâtre de la Carouge), Marseille (Théâtre National de Marseille, La Criée)
- décembre : Le Tremblay, Vire, Caen
- janvier 2017 : Saint-Denis (Théâtre Gérard Philipe)
- février : Bayonne, Nice, Brive, Créteil
- mars : Châtenay-Malabry, La Roche-sur-Yon, Amiens, Toulouse
- avril : Lyon, Montpellier, Sète,
- mai : Compiègne, Clermont-Ferrand, Quimper