Le collectif chilien La Re-Sentida célèbre Peter Weiss et met en scène l’impuissance de l’art à réunifier le sujet politique contemporain, déchiré par l’empire contradictoire de l’ultra-libéralisme et du Bien.


Des bobos font la fête : des artistes, un président d'ONG... Ils gravitent habituellement autour d'un mentor, et ce soir-là, comme il vient d'être nommé Ministre de la Culture, chacun est venu avec un sourire carnassier. C'est aussi la nuit du 1er mai : les rues de Santiago du Chili se remplissent de manifestants. Seulement voilà, le nouveau ministre semble être un crypto-léniniste : tout soudain, il renie ses amis et sa femme, il prétend nommer aux commandes des institutions culturelles des ouvriers, des délégués syndicaux, des artistes des cités, des échantillons réels de la classe populaire. Les autres ne veulent pas, ne peuvent pas y croire. Malgré les crachats qu'ils reçoivent et autres avanies de toutes sortes, ils tentent, alors que la nuit est déjà avancée et leur état d'ébriété bien installé, de recouvrer le pouvoir qu'ils croient envolé. S'ensuit un tortillage burlesque de chacun et de tous, qui dévoile la misère et l'hypocrisie jusque dans le meilleur apparent de nos bonnes intentions. Le délire où nage ce microcosme finit par rejoindre la rue où, pendant ce temps, la colère a grondé, avant que le spectacle ne se termine sur l'énigme de la violence dans laquelle se résolvent comme nécessairement les contradictions irréconciliables d’une société.

L'avant-scène représente la terrasse de la maison du ministre, avec ses chaises, son cocktail, son bassin. Derrière une cloison de lianes brillantes, les pièces de la maison, cubiques, avec échelles ou escaliers, sont dévolues aux conversations resserrées, relayées par une projection vidéo. Il s'y tient aussi une fête techno délirante, moment un peu long et brouillé comme peuvent l’être les sentiments de ceux qui y participent.

 

Comique du narcissisme

 

La cruauté continuelle que subissent les protagonistes nous arrache des rires. En cela la pièce maîtrise parfaitement le comique, et Molière – dont elle s'inspire lointainement du côté du Misanthrope – ne la renierait pas. La femme du ministre, Carolina Palacios, est particulièrement drôle : elle varie merveilleusement son jeu, ses gestes, son visage ; elle tente par deux fois des grandiloquences suicidaires (qu'il serait dommage de révéler). L'autre personnage féminin n'est pas moins comique : artiste performeuse, championne du happening, sa façon de manipuler le ministre se révèle tellement grotesque qu'elle en devient touchante. Il y a aussi la présence muette de la femme de ménage, qui, pour une raison qu'on laissera découvrir au spectateur, fait peur aux protagonistes ; lesquels, l'ayant parfaitement oubliée – il n'y a rien à faire : le mépris de classe est souverain – sursautent lorsqu'elle est là.

Les personnages masculins, l'homosexuel, le directeur d'ONG... ponctuent de gags le fil narratif que développent principalement les deux femmes et le ministre. Ce dernier, par lequel le scandale arrive, lance des œufs pourris, au propre comme au figuré, sur l'idéologie contemporaine – la protection consensuelle de l'environnement, etc. Finalement le comique trouve son ressort dans l'empire des images de notre époque, dans le règne partagé du narcissisme et du cynisme qui étouffent benoîtement la sensibilité.



 

Libéralisme et bien-pensance

 

De ce point de vue, le propos de cet Alceste est simple : la seule réalité, c'est la lutte des classes, et la vérité est dans l'action révolutionnaire qui fait passer le pouvoir d'une classe à une autre. Il faut simplement choisir son camp et l'assumer. Mais là est l’impossible. Car le sujet politique contemporain, schizophrène, est divisé en un sujet social ultra-libéral, et d'un sujet moral bien-pensant. Cette division du sujet a un nom : la Dictadura de lo Cool, la dictature de l'esprit « bobo ». Dans sa candeur, le ministre prétend donc refaire l'unité du sujet politique. Mais l'auteur de la pièce, à savoir le collectif La Re-Sentida lui-même, dirigé par Marco Layera, sait bien que c'est cet impossible qui est à la source de notre détresse. C'est pourquoi la situation évolue pour emmener ce monde-là dans un mur – la violence ouverte.

À l'origine de ce spectacle présenté à Avignon le 18 juillet 2016, explique la Re-Sentida, il y a le centenaire de Peter Weiss, l'auteur de L'Esthétique de la résistance. Ce roman raconte l'histoire collective du mouvement ouvrier allemand de la République de Weimar jusqu’à 1945. Les trois héros du roman découvrent que les grandes œuvres du patrimoine artistique de l'humanité ne sont ni un bien culturel, ni un espace imaginaire où se réfugier lorsque l'action politique a échoué, mais celui d'une expérience esthétique vécue que doit s'approprier le lecteur ou le spectateur afin de nourrir sa résistance à l'ordre établi par la société de classes. On ne peut que féliciter la Re-Sentida et Marco Layera d'avoir échappé à la célébration directe du romancier, et à l'illustration naïve de son propos. Tout au contraire, ils mettent radicalement en cause la fonction politique de la création artistique, dont ils dévoilent les contradictions divisantes. Par là, ils sont précisément les enfants de Peter Weiss, dans la mesure où ils en retirent l'essentiel : produire, autant qu'il est possible, une grande œuvre pour elle-même ; et en l'occurrence, une grande œuvre comique.


La Dictadura de lo Cool
Collectif La Re-Sentida
Mise en scène : Marco Layera
Au Gymnase du Lycée Aubanel, du 18 au 24 juillet 2016
Pour plus d’informations, cliquer ICI


Tournée : non établie