Quand l’apprentissage de la condition servile se fait nullification et purification de soi : une adaptation extrêmement délicate du roman de Robert Walzer. 
       

Un assez beau jeune homme proprement habillé, proprement rasé, la perruque quelque peu broussailleuse, est posé au milieu d'une longue table, comme une potiche. Il a deux bras mais il n'a pas de jambes ; il repose sur sa base ronde, immobile, figé. Mais aussi neutre que soit son expression, aussi vide que soit son regard, dès lors qu'un comédien sur le côté de la scène parle dans l'ombre, c'est cette potiche, noble marionnette, qui songe. Il songe à une école de domestiques, dans laquelle, sans nécessité, il veut entrer : l'institut Benjamenta, du nom de son directeur. Lui, il s'appelle Jacob von Guten.

Commence alors le mouvement réglé des troncs domestiques – les marionnettes qui viennent là dans des cartons à leur mesure exacte – et des âmes domestiques – les comédiens marionnettistes qui les déballent, puis les promènent, les animent, mais qui sont aussi en conversation avec elles. C'est la vie de l'institut Benjamenta, où l'on apprend la profession de serviteur. Aspirant à devenir « un beau zéro tout rond », affirmant gravement : « nous n'arriverons à rien, nous serons des gens très humbles et subalternes », Jacob, le personnage de Robert Walser, semble surjouer l'irréalité de cette condition servile quand elle se présente comme le suprême désirable, le souverain bien. Et dans ce délire ancillaire, l'étrangeté de Jacob, mélange de naïveté, de rêve et de questionnement, va prendre possession de tous les esprits, et bouleverser l'institut, jusque dans la personne de son directeur.





Pour la metteur en scène Bérengère Vantusso, le zéro auquel aspire Jacob n'est pas le néant. C'est un zéro virginal, la source de tous les possibles. C'est pourquoi il a cette puissance d'abolir l'institut et de subvertir ses membres. Et peut-être bien que seule une marionnette pouvait figurer correctement cette histoire paradoxale, cette traversée du monde humain.


Etranges centaures


Pour Bérangère Vantusso, la nécessité de la marionnette au théâtre en général, et dans ce texte en particulier, est d'ouvrir un champ dramaturgique qui sans elle resterait inconnu du spectateur. Les mêmes questions se posent au maître comme au marionnettiste : qui manipule qui ? Qui est vivant et qui ne l'est pas ? Quels fils nous mettent en mouvement ? Qu'est-ce que la liberté ? Dans ce spectacle, les marionnettes « troncs » sont légèrement plus petites que la taille d'un homme réel, si bien que le visage des marionnettistes est toujours visible derrière la figure figée de la poupée. Et magnifiquement, les manipulateurs prêtent leurs propres jambes à ces demi-corps, produisant la demi-illusion d'un être unique, d'un étrange centaure.

Mais ce n'est pas tout. Les figurines, de tailles et d'aspects très ressemblants, légères variations sur le thème de Jacob, se mettent à se multiplier, tandis que la voix de Jacob circule parmi eux. Bérangère Vantusso emprunte à l’art de la marionnette japonais, le bunraku , cette distribution séparée de la voix et des corps en mouvement, qu'elle nomme admirablement leur « diffraction ». On sait que dans le bunraku, la parole est endossée par un récitant qui fait toutes les voix de tous les personnages. De cette façon, dans L'institut Benjamenta, la figure insaisissable de Jacob se fait esprit, et, sans jamais donner de leçon, se fait contagieuse et circule partout. La conscience est le produit d'une relation entre les humains.

Bérangère Vantusso explique que « la matière esthétique fait discours », et elle remarque que le rapport de la marionnette au théâtre est analogue à celui du cinéma d'animation au cinéma en général, dans la mesure où, pour la marionnette comme pour l'animation, « le support » fait sens aussi. Le support, c'est-à-dire la matérialité inerte que l'art classique tend à dissimuler, comme le trait de pinceau du peintre, la trace du coup de ciseau du sculpteur.

Ce que dévoile le support de ces bustes, finalement,  c’est que dans ce monde de la servitude, le désir n'est pas censé exister. Ces hommes-troncs n'ont pas de sexe. Le professeur femme disparaît. L'homosexualité du directeur semble une faute de goût. Le zéro idéal vise un horizon meilleur. Ce n'est pas le moindre des paradoxes de ce spectacle d'une délicatesse extrême, qu'un corps de chiffons nous rappelle que nous ne sommes ni ange ni bête.
 


L'Institut Benjamenta
D'après Robert Walser
Mise en scène : Bérangère Vantusso
Au Gymnase du Lycée St Joseph, du 8 au 13 juillet
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Tournée :

- Du 22 au 23 septembre 2016, au TJP de Strasbourg 
- Du 29 septembre au 7 octobre, au théâtre Olympia à Tours
- Les 17 et 18 novembre aux Scènes Vosges à Epinal
- Du 22 au 24 novembre au Théâtre de Sartrouville
- Le 3 décembre aux Théâtres en Dracénie de Draguignan
- Du 1er au 9 février 2017 au Théâtre du Nord de Lille
- Du 8 au 10 mars au NEST à Thionville
- Les 24 et 25 mars au Théâtre Jean Arp de Clamart