Hans Küng fait œuvre à la fois de théologien et de scientifique dans cet ouvrage où se mêlent explorations scientifiques et questionnement sur les origines.
Sciences et religion : vieux problème, dira-t-on, qui remonte (au moins) à Averroès et bien sûr à St Thomas. Et depuis ! L’auteur a raison de rappeler ici Copernic et Galilée, Kepler, Descartes, Newton "et les autres", ainsi que l’attitude, ô combien négative, de Rome face à "toutes ces nouvelletés". Cela s’est hélas vérifié de Giordano Bruno à Teilhard, et se vérifie encore pour quelques autres aujourd’hui (l’auteur lui-même, je crois, n’est point en odeur de sainteté à Rome, surtout “pontifice regnante” ; mais là n’est point le problème). Hans Küng est un des très grands théologiens de ce siècle (et du précédent, évidemment) et après tant de livres importants (trente ans, déjà, depuis Dieu existe-t-il ?, et l’inoubliable Être chrétien), son mérite n’en est que plus grand de nous offrir ce petit volume (l’auteur lui-même l’a voulu tel). Un testament ? surtout pas. Qu’il ait très vite quelques frères et sœurs, comme ses aînés. Car il en vaut la peine, assurément.À l’évidence, l’auteur a une solide culture scientifique et philosophique : des Grecs (tout a commencé avec eux) à Descartes, Kant, Hegel, Marx, Feuerbach, Freud et les autres, il a tout lu, bien sûr. Et que dire des contemporains, et des théologiens. Bref, ce livre repose d’abord sur les lectures d’une vie : n’ayons garde de l’oublier. Certes, dans le domaine scientifique, l’auteur a eu des aides précieuses, auxquelles il ne manque pas de rendre hommage : Tübingen n’était pas, tant s’en faut, le plus mauvais lieu pour ce genre de contacts. Car il s’agit bien de revoir ici le vieux problème déjà évoqué.
Hans Küng convoque donc "à la barre" les diverses sciences qui, depuis le début du XXe siècle, n’ont cessé les unes et les autres de faire progresser, de repousser plus loin les limites de nos connaissances sur notre univers, notre galaxie, l’origine du monde, de la vie et de l’homme. Des acquis de la physique et de la mathématique, de la paléontologie et de l’anthropologie, de la chimie et de la biologie moléculaire, de la neurologie, de la psychiatrie et de la psychanalyse, des sciences très neuves du comportement, et naturellement des sciences sociales, il dresse d’abord un bilan : précis, sobre, lisible par tous, ou presque. Mais qui débouche in fine sur un constat identique. Après avoir rappelé la révolution scientifique moderne, Copernic, Galilée, Kepler, Newton, refusée comme on sait par Rome (les écrits de Copernic à l’index en 1616, le procès Galilée en 1633, encore actuel malgré la douteuse retouche apportée tardivement par Jean-Paul II), mais aussi par la Réforme, l’auteur résume de son mieux, grâce à sa grande culture et l’aide de spécialistes souvent illustres (nombre de prix Nobel et de médaillés Field), les apports récents de la physique, de l’astronomie et de la mathématique ; mais ni l’espace-temps d’Einstein, ni la mécanique quantique (Planck, Bohr Heisenberg), ni "la théorie de tout" de Stephen Hawking (il y renonça lui-même en 2004) n’ont apporté de réponse à la question fondamentale : pourquoi l’univers ? quand et surtout comment ? Pas de réponse satisfaisante non plus des mathématiciens, ni des logiciens. Alors ? "Dieu comme commencement" ? De St Anselme à Descartes et Kant, les preuves de l’existence de Dieu ont fait faillite ; tout comme les critiques de la religion de Feuerbach, Marx, Freud et Nietzsche, qui laissent intact le mystère des origines : "pourquoi n’y-a-t-il pas rien ?"
La troisième partie se tourne alors vers les sciences de la vie. Si nous n’arrivons pas, malgré nos fabuleux télescopes d’aujourd’hui (le LBT de l’Arizona avec ses deux miroirs géants de 8,4 mètres de diamètre) et nos équations à dépasser nos pauvres connaissances (un univers de 13,7 milliards d’années, une Terre de 4,5 et un homo sapiens à peine vieux de 200.000 ans), encore moins à savoir comment tout cela a commencé (le big-bang ?) et s’est développé (l’univers en continuelle expansion ?), pouvons-nous au moins espérer, grâce aux formidables progrès des sciences biologiques au XXe siècle, en savoir un peu plus sur les origines de la vie et l’évolution des êtres vivants. Ce qui amène l’auteur évidemment à remonter à Darwin, à la querelle évolutionnisme/créationnisme (l’affaire Scopes et "le procès du singe" à Dayton en 1925), conflit encore très actuel on le sait, et pas seulement aux États-Unis, et cause d’un nouveau blocage des Églises (cf. la désastreuse encyclique Humani Generis de Pie XII en 1950 jamais désavouée) ; puis à reprendre les mythes concernant la création dans les diverses religions, et la nécessaire critique biblique, à aborder le problème d’une vie éventuelle sur d’autres planètes (quatrième partie : encore une recherche sans résultat) et surtout la grande question : "hasard ou nécéssité”"; et Dieu dans tout cela ?
La vieille distinction platonicienne, puis chrétienne, entre l’âme et le corps ne tenant plus aujourd’hui, les jeunes neurosciences peuvent-elles alors nous être d’un quelconque secours pour nous aider à connaître et à comprendre (ce n’est pas la même chose) la conscience, penser, sentir, vouloir, aimer, être libre. Tout cela ne serait-il qu’affaire de neurones, de processus électrochimiques, dans un cerveau dont nous ne connaissons encore qu’une très faible partie, et sans doute pour longtemps encore ?
Dans son épilogue il fait le lit de nos Apocalypses simplistes : c’est de la fin de notre Terre, hélas devenue possible par la folie des hommes, que nous avons peur, nous ignorons tout de celle de notre galaxie, peut-être télescopée d’ici deux ou trois milliards d’années par sa voisine Andromède, plus encore du “big-crunch” (un big-bang à l’envers ?) possible de l’univers.
Dans tout cela on avait un peu oublié que ce livre est celui d’un grand théologien, un des plus grands du siècle, pour qui Dieu reste l’Inconnaissable, l’Infini, le Tout ; d’un théologien chrétien pour qui Jésus est une personne historique concrète, capable "d’être contemplée, perçue, vécue, qui échappe à une Idée éternelle, un Principe abstrait, une Norme universelle, un Système intellectuel", "la lumière des hommes" (St Jean I, 4), "la lumière du monde" (VIII,12). Plus personnelle, l’ultime page du livre nous dit le choix personnel de Hans Küng, à la lumière de Pascal et, on l’a senti chemin faisant, de Teilhard de Chardin. Ainsi le livre n’est pas seulement celui d’un savant qui a revisité le vieux conflit entre foi et science, mais celui d’un croyant.