A travers l'histoire des naufragés, l'histoire d'une crise politique au début du XIXe siècle.

Presque un an après la défaite de Waterloo le 18 juin 1815, la frégate La Méduse embarqua le 17 juin 1816 pour les côtes sénégalaises, car elle devait reprendre possession de la colonie alors aux mains des Anglais. Non sans ironie, La Méduse illustrait le fleuron de la flotte impériale, construite en 1806 tandis que ce jour-là, ses passagers empruntaient le même chemin que l’empereur déchu, parti un an plus tôt en direction de l’île d’Aix. C’est à la lecture de son histoire inédite que nous convie Jacques-Olivier Boudon, dans un récit très détaillé presque heure par heure d’un naufrage aux multiples conséquences.

 

Lumières sur un naufrage historique

 

Les trois premiers chapitres de l’ouvrage sont consacrés à l’embarcation, à la présentation des passagers ainsi qu’à la vie sur le navire quelques heures avant le naufrage. Nous apprenons ainsi que l’escadre, composée de la frégate La Méduse, l’Argus, l’Écho et la Loire, transportait de nombreux officiers et soldats destinés à assurer une présence militaire sur la côte sénégalaise, ainsi que des ouvriers, des explorateurs, des Français qui pour diverses raisons, politiques ou non, souhaitaient quitter la métropole. La mobilisation d’un grand nombre d’archives jamais réellement exploitées permet à l’auteur de dresser de beaux portraits de certains passagers dont le lecteur suit l’histoire d’un bout à l’autre de l’ouvrage, à l’instar du médecin Jean-Baptiste Savigny ou d’Alexandre Corréard. Commandée par Hugues Duroy de Chaumareys, dont l’expérience était certaine mais ancienne, l’escadre partit pour trois semaines de navigation.

 

À aucun moment, l’auteur ne fait l’impasse sur l’analyse des enjeux qui animaient le commandement de la frégate, ni sur l’opposition latente entre le commandant et des officiers de marine dont la plupart avaient acquis leur expérience à l’époque napoléonienne. Les questions d’amour-propre à bord de la frégate ne sont pas ignorées, pas plus que le folklore marin dont les descriptions analytiques nourrissent un récit vivant et passionnant. À l’approche du banc d’Arguin, le récit se fait plus détaillé et nous suivons de très près les étapes de la navigation, les décisions du commandant, ses erreurs jusqu’à ce que le 2 juillet 1816, à 15h15, La Méduse échoue, profondément encastrée dans le sable.

 

Commence alors le cœur de l’ouvrage, avec la construction du radeau le 3 juillet dont le livre présente quelques illustrations qui rendent tangible sa précarité, en dehors des représentations que l’on peut en avoir grâce au tableau de Géricault. Le récit de l’évacuation du navire et à la répartition des passagers sur les canots n’économise jamais la peur et les tensions qui surgirent parmi les naufragés. De même, l’auteur nous invite à suivre de près la décision d’abandonner le radeau avec les mots, l’indignation et une lâcheté à peine déguisée sur les canots. Encore une fois, les décisions reflétaient de vieilles peurs liées à la foule, un mépris quasi viscéral d’origine sociale. Un peu plus loin derrière, cent quarante-sept naufragés concentrés au centre du radeau, d’autres agrippés à ses bords, les cuisses dans l’océan, perçoivent à peine ce qui se dit. L’auteur restitue alors l’effroi, la peur puis le désespoir grandissant qui s’emparèrent du radeau.

 

L’histoire de leur dérive occupe naturellement une grande place dans l’ouvrage et l’image quelque peu figée du tableau de Géricault prend vie progressivement. Jacques-Olivier Boudon raconte alors les nuits d’orage, les cadavres accrochés aux bords du radeau que le petit jour révélait, la faim, la soif que des biscuits trempés dans l’unique barrique de vin ne pouvaient plus satisfaire. Les passages sur les affrontements autour de la barrique puis les scènes de cannibalisme sont particulièrement révélateurs non seulement des conditions de vie très violentes sur le radeau mais également d’un état d’esprit de la France de la Restauration que l’auteur analyse longuement par la suite.

 

En moins d’une semaine, cent trente-deux naufragés périrent, seulement quinze survécurent à treize jours de dérive. Mais la richesse de l’ouvrage tient aussi à l’exhaustivité historienne qui permet de faire toute la lumière sur les passagers des canots qui traversent le désert en direction de la colonie. Une fois arrivés, leurs conditions de (sur)vie révèlent les difficultés pour reprendre la colonie aux Anglais. Peu de temps après, les quinze rescapés du radeau regagnèrent la colonie et leur extrême faiblesse frappèrent les contemporains. L’un des fleurons de la marine avait échoué par faute d’un capitaine incompétent, cent quarante-sept Français furent abandonnés, quinze seulement survécurent dans des circonstances atroces. En pleine Restauration, le scandale pouvait commencer.

 

Un naufrage politique ?

 

Dès l’arrivée du radeau sur les côtes sénégalaises, les rescapés établirent des rapports destinés à informer les autorités françaises du naufrage. Pour le capitaine Chaumareys, le déni est flagrant. Pour le colonel Schmaltz, l’abandon du radeau est certes une réalité, mais bien secondaire derrière les difficultés à récupérer les comptoirs sénégalais auprès des Anglais. Lorsque la corvette L’Echo arrive en France, la presse diffuse la nouvelle : le naufrage est un drame dont s’emparent désormais les ultras autant que les libéraux. La Quotidienne, proche des ultras ou le Journal des débats, journal le plus lu en France, exposent progressivement un récit exceptionnel, fondé en grande partie sur le témoignage de Savigny. Tandis que le journal officiel le Moniteur tente d’apaiser l’émotion générale, le Constitutionnel de tendance libérale y voit l’occasion de désapprouver le ministre de la Marine et indirectement, le gouvernement. À l’approche des élections d’octobre 1816, les récits du naufrage s’inscrivaient de plus en plus dans une bataille politique menée par les libéraux contre les ultras.

 

L’auteur expose alors comment les récits servirent des considérations politiques jusqu’à ce que le libéral Mercure de France, sous la plume de Benjamin Constant et d’Arthur Jay, lance une souscription en faveur des naufragés. Du duc de Berry au général La Fayette, professions libérales ou artistes font de leur bienfaisance un moyen détourné de révéler publiquement leur sensibilité libérale. Incontestablement, le drame du radeau de la Méduse occasionna de vigoureuses critiques à l’égard de la monarchie restaurée, en même temps que les récits auxquels il donna lieu constituèrent un plaidoyer certain en faveur d’une monarchie parlementaire.

 

Mais plus le temps passait, plus l’impact du drame s’étiola. En racontant ce que devinrent les rescapés du naufrage, le dernier chapitre ne se limite pas à décrire chacune des destinées, il les étudie au prisme des conséquences d’une crise politique. De par leur traitement médiatique, les rescapés furent très vite assimilés aux adversaires de la Restauration. Par conséquent, l’une de grandes conclusions de l’auteur est de montrer que le scandale de La Méduse ne favorisa jamais aucun des rescapés du radeau. Le cas d’Alexandre Corréard est particulièrement flagrant : meurtri et ruiné, il ouvre une librairie au Palais-Royal dont l’enseigne « Au naufragé de la Méduse » était une des marques d’un profond traumatisme. Mais le contexte de l’assassinat du duc de Berry aggrave la censure et c’est en tant que présumé coupable de la diffusion d’un pamphlet qu’il est incarcéré à Sainte-Pélagie, au moment même où sort le capitaine Chaumareys du fort de Ham. Peu à peu, il est vrai, son récit du naufrage prenait une tournure politique accentuée car ce n’étaient plus les responsables qui étaient visés mais le gouvernement, le tout sur un fond nostalgique de l’Empire de plus en plus explicite.

 

Pour que les rescapés de La Méduse soient un tant soit peu reconnus comme victimes par le régime, il faut attendre la monarchie de Juillet lorsque Louis-Philippe accorda la croix de la légion d’honneur à plusieurs d’entre eux. Près de quinze ans plus tard, cette réparation était certes voulue par le nouveau régime mais il était sans conteste le signe d’une revanche sur la monarchie de Louis XVIII. La réception du drame par la société civile questionne justement la légitimité du gouvernement dans un imaginaire marqué par les guerres révolutionnaires et napoléoniennes.

 

Un drame exutoire

 

Outre l’intérêt du public pour le procès du capitaine Chaumareys – dont l’auteur retrace les détails, les enjeux et l’issue – la violence et les scènes de cannibalisme sur le radeau heurtèrent les contemporains. À travers les récits de Savigny, Coudein ou Corréard, l’historien étudie les manières d’évoquer ou de raconter courageusement l’horreur d’un tabou. Chez Savigny, les prières au Ciel permettaient non pas de se disculper mais d’expliquer un acte avant tout nécrophage. La mise à distance de la transgression se perçoit très bien dans les récits : la chair était morte et elle était cuite, de surcroît. En tant que médecin, Savigny explique le cannibalisme à partir de symptômes organiques, liés à la faim et à des troubles psychologiques proches du coma et du délire, subtile perspective pour dépouiller l’atrocité de toute responsabilité conscientisée. Si la place du cannibalisme diverge quelque peu dans les témoignages, il faut surtout y voir un tabou dont la transgression rappelait les guerres impériales. Jacques-Olivier Boudon explique ainsi combien sa réapparition dans les nouvelles publiques réactivait les grandes violences refoulées depuis les guerres de la Révolution et de l’Empire. C’est précisément dans cette période de la Restauration que les Français découvrent la réalité des batailles, loin, très loin des discours officiels du régime.

 

Les écrivains, à l’image de Stendhal, voient dans le naufrage de La Méduse le même processus de déshumanisation qui avait cours lors de la campagne de Russie. Un salutaire retour en arrière sur l’idée de « peuple cannibale » permet au lecteur de prendre un peu de recul et de mieux comprendre ce qu’impliquaient ces actes dans l’esprit des contemporains. L’angoisse révolutionnaire ou encore le drame de Hautefaye étudié par Alain Corbin   aident à mieux comprendre comment et pourquoi le drame de La Méduse fut un exutoire à vingt-cinq années de guerres et de violences.

 

Du drame à l’œuvre : les sensibilités d’un peintre

 

C’est au cours de l’avant-dernier chapitre que l’auteur analyse l’œuvre de Géricault dont l’ouvrage comporte quelques représentations du Radeau de la Méduse ainsi que des croquis de préparation rarement présentés au grand public. Âgé de 26 ans en 1817, Théodore Géricault trouve dans le drame l’écho de ses sensibilités artistiques et politiques. Si les campagnes napoléoniennes lui inspirèrent ces premières toiles, il manifesta en 1815 un soutien à la monarchie des Bourbons. Mais deux ans plus tard, le drame de la Méduse résonnait en lui comme une vaste métaphore de la légitimité monarchique. C’est donc en artiste engagé que Géricault prépara sa toile, notamment en se liant d’amitiés avec Savigny et Corréard. Fascinés par leurs récits et les scènes d’anthropophagie, Géricault travailla à une restitution réaliste des treize jours de calvaire des naufragés tout en utilisant ellipses et métonymies. Les corps gisant au bord du radeau rappelaient les victimes de la première nuit d’orage, certains personnages signifiaient l’épuisement quand d’autres à l’avant du radeau restaient appuyés sur une barrique, subtil rappel des luttes pour la survie.

 

Le plus frappant dans l’œuvre de Géricault reste toutefois la force de son message politique : l’affrontement social est certes suggéré mais en plaçant au sommet de la pyramide humaine un homme de couleur, le peintre faisait de son œuvre un plaidoyer en faveur du peuple et de l’égalité des races. C’est ce que souligne Jacques-Olivier Boudon lorsqu’il écrit « derrière les scènes d’horreur vécues sur le radeau, se profile l’ombre des violences révolutionnaires dont le souvenir est encore très prégnant de même que la peur qu’elles ne se renouvellent ». En se focalisant sur la vue de l’Argus, le tableau représentait l’espoir et c’est ce qui lui donne sa dimension eschatologique. Comme le radeau, la France pouvait être régénérée.

 

En définitive, l’ouvrage allie avec bonheur l’événement minutieusement décortiqué à partir d’archives inédites et une analyse politique et sociale de la Restauration. Incontestablement, l’auteur offre ici un livre d’histoire généreux et passionnant, un de ces ouvrages dont on achève la lecture en sachant regarder autrement une réalité, en l’occurrence l’œuvre de Géricault et les débuts de la Restauration. À partir d’une toile saisissante, Jacques-Olivier Boudon livre ici une étude des plus singulières et tout simplement magistrale