Une déconstruction de la doxa sécuritaire utile mais pas toujours très innovante.
Comment expliquer une telle inflation du thème de la sécurité dans le débat politique, administratif et médiatique depuis le début des années 1980 ? Pour répondre à cette question, le politologue Laurent Bonelli nous livre ici un travail minutieux de déconstruction des évidences, d’identification des réseaux, des dynamiques et des enjeux de l’inscription à l’agenda politique de l’insécurité. Il retrace dans cet ouvrage la généalogie de cette catégorie de perception du monde social.Sa recherche démarre par une présentation de l’évolution des grands ensembles et des milieux populaires dans les années 1970 . Il s’appuie avec raison sur les travaux de Robert Castel et de Gérard Mauger pour montrer l’évolution du monde ouvrier, la "déstabilisation des stables par la précarité et la menace du chômage" et ses conséquences sur le jeunesse populaire : "L’affaiblissement des mécanismes disciplinaires pesant antérieurement sur les jeunesses populaires (l’usine et l’école surtout) et la dégradation des équilibres entre familles stables et familles précarisées […] constituent un point de départ indispensable pour comprendre l’émergence d’une préoccupation publique pour la sécurité en France à partir du début des années 1980."
Parallèlement, il dessine dans les années 1980-1990 une évolution dans l’analyse des désordres urbains : on passe progressivement d’un discours sur les causes de la violence, focalisé sur la dimension sociale, à une analyse en termes de comportements mettant l’accent sur la responsabilité individuelle des fauteurs de troubles. Les délinquants évoluent ainsi, dans les discours politiques, du statut de victimes d’un ordre social et économique inégalitaire à celui de responsables du mal-être dans les quartiers populaires. Sur ce point, Bonelli décrit longuement l’évolution de la doctrine du Parti socialiste sur ce sujet et le virage engagé au colloque de Villepinte en 1997. Le PS, après avoir porté un intérêt pour le moins limité aux questions de délinquance jusqu’au milieu des années 90, amorce alors un tournant historique, sous l’impulsion de Lionel Jospin, qui ira jusqu’à qualifier "d’excuses sociologiques" la version d’explication des comportements déviantsen vogue jusqu’alors.
Bonelli rappelle qu’à cette évolution sur l’explication des causalités correspond naturellement un tournant dans les réponses apportées pour résoudre le problème de l’insécurité : la solution préconisée dans les années 1980, principalement sous l’inspiration de Gilbert Bonnemaison, réside dans la complémentarité des actions sociales, urbanistiques et préventives tandis que les pouvoirs publics s’orientent par la suite vers un "traitement de front" des délinquants et le renforcement des mesures répressives.
Plus innovant est le chapitre consacré par Laurent Bonneli à expliquer la mobilisation des élus locaux sollicités sur les questions d’insécurité. Il attribue à cette mobilisation une double origine. Dans un premier temps, la sollicitation des maires vient de leurs administrés. Cela se traduit en pratique bien souvent par des plaintes relatives à des "conflits d’usage de l’espace public ou des tensions entres établis et marginaux" . Dans ces conditions, les solutions apportées par les maires donnent une impression de "bricolage" tant les sollicitations sont diverses et parfois contradictoires. Mais il montre que cet investissement dans le champ de l’insécurité est aussi un moyen pour des hommes politiques de droite comme de gauche de se distinguer et de se positionner dans le champ politique (en particulier Julien Dray, Bruno Le Roux, Jean-Marie Bockel, Jean-François Copé…).
Il y a plus intéressant encore dans ce livre : à travers l’analyse en détail d’une des réponses apportées par les pouvoirs publics, à savoir la mise en œuvre des contrats locaux de sécurité, il montre que si la volonté de coproduction de sécurité selon laquelle tout le monde aurait un rôle à jouer est souvent restée lettre morte, c’est qu’il est difficile de modifier les pratiques professionnelles des administrations. Le partenariat, à l’épreuve du terrain, n’aurait ainsi réellement bénéficié qu’aux policiers, puisque les autres acteurs (justice, éducation) sont aux prises avec des conflits internes.
Laurent Bonelli analyse ainsi les différentes facettes de construction de l’insécurité comme problème social. Son travail, proche des recherches de Laurent Mucchielli, apporte néanmoins relativement peu d’éléments nouveaux sur le rôle des médias, ainsi que sur celui joué par les "experts" autoproclamés. On retiendra davantage l’intéressante mobilisation qu’il fait d’un matériau brut recueilli au cours d’enquêtes locales. Cependant, il ressort parfois de cette déconstruction un arrière goût de dénégation, même si son constat est dans l’ensemble fort bien étayé, ainsi qu’une absence de perspective dans le traitement des désordres urbains.
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Crédit photo : Tavallai / flickr.com