Un dictionnaire qui restitue les différentes significations des concepts selon les époques et les champs sociaux.

Parce que les concepts ne sont ni des « choses », ni des représentations d’idées fixes, il est nécessaire de prendre conscience des mutations et des transferts dont ils font l’objet, notamment dans le champ des sciences humaines. Jusqu’à aujourd’hui, les concepts ont fait l’objet de nombreuses études épistémologiques qui les ont appréhendés sous le prisme des notions de construction, d’extension, de compréhension, de vérification, et de transfert, en interrogeant, comme l’a fait Barbara Cassin, leur traductabilité. Et de nombreux dictionnaires de sciences humaines se sont efforcés de répertorier les diverses significations des concepts. Le projet de ce Dictionnaire des concepts nomades est nouveau : il s’agit de mettre au jour l’histoire de ces catégories, selon les époques et les lieux mais également selon les champs (politique, social, scientifique etc.) qu’avait mis en évidence Bourdieu.

 

Le Tome 1 du dictionnaire s’attachait plutôt à prendre la mesure des effets particuliers du plurilinguisme européen (parlons-nous tous de la même chose entre pays européens et entre spécialistes venus de différentes disciplines ?) dans les sciences humaines et dans la sphère politique, notamment à propos des concepts de « cosmopolitisme » et de « service public ». Ce Tome 2, fruit de dix ans de travail, tente de répondre à deux autres questions :  que dit le chercheur lorsqu’il emploie tel terme ? Quelle est la circulation des concepts d’une science à l’autre, d’une langue à l’autre et souvent d’une science à un discours politique (voire l’inverse) ?

 

En replaçant les concepts dans leurs contextes, l’ouvrage nous donne accès à leur historicité, mais également à leur circulation, souvent dans des jeux de couplages qui facilitent des mises à distance ou des rapprochements entre eux. Mais à côté de ces multiples renvois, l’ensemble des concepts se répartie dans deux sections– « L’invention permanente de la cité » (10 rubriques) et « Soi et autrui » (7 rubriques). A la fin de l'ouvrage, une cartographie des concepts, nous permet de mieux saisir comment s'enchevêtrent les différents enjeux théoriques de notre époque.


La porosité des champs scientifique et politique

 

Dans un souci de cohérence avec le projet, l’ouvrage a été confié à une équipe de 17 chercheurs internationaux qui se sont arrêtés à des catégories conceptuelles suffisamment globales pour pouvoir déboucher sur d’autres catégories. Le parti pris le plus flagrant est d’avoir concentré l’attention sur les termes qui ont des échos dans le discours politique, puisque les sciences humaines ne peuvent demeurer insensibles aux débats de société. Mais ce choix permet surtout de prendre conscience à quel point les discours politiques s’approprient des concepts issus des sciences humaines, en transformant fréquemment leurs significations qui se diffusent ensuite dans le public. A rebours, le champ scientifique, s’empare de notions politiques pour les rectifier, quand il ne se trouve pas lui-même pris sous l’influence d’une signification politique. Car les sciences humaines ne sont pas étanches à une certaine politisation de leur vocabulaire. Comme l’indique, à l’article « Multiculturalisme », Francesco Garufo : « L’enjeu est moins d’évaluer les influences mutuelles du politique sur le scientifique, et avec elles l’hétéronomie des champs ou la circulation des concepts de l’un vers l’autre, que de mettre en évidence la diversité des sens couverts par le concept en fonction de ses usages ».


La « Citoyenneté » influencée par la « Migration »

 

Le concept de « Citoyenneté », (combiné à « Migration » mais aussi à « Intégration » et à « Multiculturalisme ») qui est fort souvent mis en jeu de nos jours, appelle une attention soutenue. Depuis l’antique démocratie athénienne, il indique un statut d’appartenance à une communauté politique autogouvernée. Mais aujourd’hui, les occurrences du terme se multiplient. Des acceptions différentes coexistent, qui vont du simple statut légal de nationalité aux vertus républicaines du « bon » citoyen engagé dans la cité.

 

Quant au contexte de « Migration », il déplace la notion de « Citoyenneté » pour marquer une distinction entre étrangers et membres établis de la cité, pouvant jouir d’une relation privilégiée avec l’État. Pour autant, la citoyenneté est un concept plus discriminant que l’appartenance en raison du statut qu’il confère et qui doit être accordé par une communauté politique. À cet égard, « citoyenneté » et « appartenance » (à une région, une ville, une tradition, une religion, un parti politique) peuvent aussi diverger. Les « appartenances » ne sont pas, cependant, purement subjectives dans la mesure où elles réfèrent à des entités socialement construites et façonnées par les discours sur ceux qui en font partie ou non.


De la notion de « peuple » à la notion de « race »

 

On connaît en général le concept de « peuple » sous sa version politique. Antérieurement au monde moderne, le « peuple » désignait le « petit peuple », les paysans, les travailleurs et les artisans, un groupe connoté négativement. Il s’employait d’ailleurs principalement au pluriel. La signification moderne, qui fait du « peuple » une idée abstraite à valeur normative, s’impose dans le discours politique de la Révolution française. Il s’agit alors d’un concept identificatoire donnant corps à un tout, et non plus à un groupe. Mais le sens n’est évidemment pas le même, lorsqu’on parle du peuple dans une version contractualiste ou dans une version holiste, dans le cadre de « l’esprit du peuple ». Au XIXe siècle, les scientifiques de la IIIe République, s’assignent la tâche de constituer des savoirs autour de cette question. On assiste parallèlement à une transformation de la référence identitaire du peuple français, notamment, dans les sciences sociales et humaines. On voit donc bien le jeu de circulation qui s’opère historiquement autour d’un concept : d’une science à une autre, d’une science au politique et du politique aux sciences.

 

Une des originalités de cet ouvrage, est le couplage de notions qu’il propose afin de mieux en cerner les significations et les enjeux. Ainsi les concepts « Race », « Nation » et « Peuple » se rencontrent autour d’enjeux politiques, parmi lesquels la substantialisation biologique – par scientifiques nationalistes interposés - de la notion de « Peuple ». On sait comment des scientifiques ont défendu des idées raciales et racistes à l’appui même de leurs théories, tous comme l’ont fait des spécialistes en sciences sociales qui cherchaient à imposer « la noble ascendance » des Français au monde entier.


Le concept de « précarité »


Le terme de précarité, qui renvoie à une discussion nouvelle, semble avoir une signification évidente. Mais c’est oublier toute l’histoire qui le rend possible et les différences dans les approches, notamment nationales (ici l’approche franco-allemande), du problème du chômage. En langue allemande, ce concept est tardif, alors qu’il jouit depuis longtemps d’un solide ancrage dans les sciences sociales françaises. Du latin precarius, « ce qui ne peut être obtenu que par la prière », le concept s’est ensuite laïcisé en étant repris par le champ sociopolitique à partir des années 1980. L’article rend encore compte de la manière dont ce concept recoupe l’ancienne théorie des classes dangereuses et la renaissance de la question sociale, sous forme de théorie de l’exclusion sociale et géographique.

 


Malgré une riche bibliographie proposée en fin d’ouvrage, on regrette une fréquence trop peu appuyée de références à la philosophie qui, pourtant, fut à la source de nombreuses constructions. Mais cet ouvrage a le grand mérite de nous déprendre de notre naïveté à l’égard des définitions normatives des concepts (et des ouvrages qui prétendent en donner). Bernard Patary, Georges Lomné, Damir Skenderovic, Marica Tolomelli - mettent ainsi en évidence toute la vacuité des approches définitionnelles pour des concepts auxquels l’histoire prête plusieurs significations. Ce grand dictionnaire nous permet ainsi d’enrichir considérablement le regard que nous portons sur des notions devenues banales. Il réussit bel et bien à « débanaliser le banal » selon le vœu d’Olivier Christin.