Une histoire des oeuvres méconnues de Charles Le Brun : les arts éphémères des grandes fêtes de Louis XIV.

À l’heure de l’exposition consacrée à Charles Le Brun au Louvre Lens ou tout simplement des expositions temporaires au château de Versailles, un retour sur l’art éphémère d’un de plus grands peintres du XVIIe siècle s’imposait. Connu pour ses œuvres officielles et en particulier pour la galerie des glaces du château de Versailles, Charles Le Brun (1619-1690) eut un destin exceptionnel : fils d’un maître sculpteur parisien, il obtient très jeune la protection du chancelier Pierre Séguier, apprend aux côtés de Simon Vouet et part étudier à Rome avec Nicolas Poussin. Peintre talentueux, ayant bénéficié de l’enseignement des meilleurs, Charles Le Brun participe à la fondation de l’Académie royale de peinture et de sculpture en 1648, dont il devient le directeur en 1683. Entre temps, il exerça en tant que directeur de la manufacture des Gobelins dès 1662 puis comme Premier peintre du roi dès 1664.

 

Si son histoire et l’œuvre magistrale qu’il légua à la postérité donnent toujours l’envie de revoir ses œuvres et de rêver dans les couloirs de Versailles, c’est à l’étude d’un tout autre aspect de son talent que Gaëlle Lafage convie le lecteur. En effet, l’attention portée aux arts éphémères des festivités est un angle d’approche peu exploité en histoire des arts ou en histoire tout court. Depuis les années 1960, l’historiographie s’est davantage intéressée à l’art officiel dont Le Brun était un nom incontournable. Or, dans la seconde partie de sa carrière, Charles Le Brun travaillait régulièrement aux décorations des fêtes et spectacles de la cour tout en étant parfois leur ordonnateur. En dépit du peu de sources conservées à ce sujet, l’historienne retrace avec passion le travail et le talent d’un destin exceptionnel, au-delà de son art officiel.

 

Un peintre au service de l’État

 

Lorsqu’il est protégé par de puissants ministres, Charles Le Brun est un peintre connu qui a déjà fait ses preuves. Gaëlle Lafage rappelle ainsi les protections successives dont il put bénéficier, du chancelier Pierre Séguier jusqu’à Colbert, en passant par le surintendant Nicolas Fouquet et le ministre Mazarin. L’auteur permet ainsi de réfléchir à ce que pouvait être concrètement le service de Louis XIV pour un peintre renommé. C’est en effet grâce au tableau Les Reines de Perse aux pieds d’Alexandre que Charles Le Brun parvient à se faire remarquer du souverain en 1661 et par l’entremise de Colbert, devenir le premier peintre du roi. Le fonctionnement de la société de cour nécessitait constamment de se distinguer et les artistes étaient au cœur de ce processus, surtout lorsque leur talent servait la gloire royale. Charles Le Brun devint par exemple le metteur en œuvre de la politique colbertiste en faveur des arts dès 1662. C’est donc par son intermédiaire que Le Brun entra pleinement au service de Louis XIV et Gaëlle Lafage détaille alors ses nombreuses interventions pour la fameuse fête de Nicolas Fouquet en août 1661, pour la visite de Louis XIV aux Gobelins en 1667, lors du baptême du Dauphin dans la cour de Château-Vieux l’année suivante, pour les pompes funèbres de Séguier en 1672, lors du grand feu d’artifice sur le Grand canal en 1674 ou encore pour la naissance du duc de Bourgogne en 1682.

 

Malgré ces multiples contributions, les décors éphémères des festivités restaient encore une activité marginale pour Le Brun mais c’est justement l’intérêt de la thèse d’éclairer cette partie méconnue de son travail. C’est en effet l’un des apports majeurs du travail de Gaëlle Lafage que d’avoir souligné ses manières de travailler en collaboration avec la Ville ou d’autres artistes, à l’instar du décorateur machiniste Giacomo Torelli bien connu pour ses divertissements à la Cour ou encore Charles Perrault alors premier commis aux Bâtiments. Les nombreuses collaborations de Charles Le Brun avec les milieux lettrés, indispensables pour les inscriptions sur les décors, reléguèrent souvent les commanditaires au second plan. Ce fonctionnement permet de mettre en exergue la relative liberté artistique dont jouissaient les artistes ainsi que la dimension collective de leur travail. De toile et de carton, ces grands décors exigeaient le concours d’un très grand nombre d’ouvriers dont les archives n’ont malheureusement conservé aucune trace. Pour nous autres historiens, ne perdurent que les dessins et quelques comptes trop rares mais c’est avec force détails que Gaëlle Lafage s’engage à les décrire.

 

Décorations, fêtes et cérémonies

 

C’est à leur description que l’auteur consacre en effet la partie centrale de son travail, passage incontournable pour rendre compte du travail et du talent de Le Brun. Pour cela, l’auteur souligne la double dimension qui définissait l’activité du peintre, à la fois commanditaire et exécutant, ce qui donne toute son épaisseur au statut de premier peintre du roi en art éphémère.

 

En tant qu’exécutant, la contribution de Le Brun aux décorations de l’entrée de Louis XIV le 26 août 1660 est l’exemple le plus riche parce que les archives conservées à ce sujet sont particulièrement abondantes. Sans jamais limiter son propos à Charles Le Brun, l’auteur expose des détails bienvenus pour l’historien des fêtes, des arts ou de la ville. En évoquant les autres artistes intervenus sur les six arcs de triomphe, Gaëlle Lafage sort de l’ombre des artistes et des artisans moins connus et donne une idée de l’ampleur et de la diversité des travaux dans l’espace urbain. Les comptes, surtout, apportent un éclairage essentiel sur l’économie de ces décorations qui bien qu’éphémères, contribuaient grandement à la vie des artistes. Sur la place Dauphine, l’arc de triomphe de Charles Le Brun était le plus imposant et le plus éloquent car il devait représenter l’heureux mariage de Louis XIV avec Marie-Thérèse d’Autriche ainsi que la paix avec l’Espagne. Le Brun avait conçu cet arc comme un chef d’œuvre d’illusions picturales mais dont chaque obélisque et chaque détail devaient susciter admiration et fascination. En tant qu’exécutant, Charles Le Brun s’attachait à offrir aux plaisirs de la vue les démonstrations de la gloire et de l’ambition de Louis XIV. Mais c’est aussi ce qui l’animait lorsqu’il ordonnait lui-même des décorations à la manufacture des Gobelins ou à l’Académie royale de peinture et de sculpture.

 

Au sein de ces deux institutions, Le Brun exigeait le même type de décorations dont l’ouvrage décrit les détails architecturaux. Mais à la différence de ses précédentes réalisations, c’est ici que les grands décors éphémères étaient davantage liés à sa personnalité. Par exemple, à l’occasion de la pompe funèbre du chancelier Séguier dans l’église de l’Oratoire le 5 mai 1672, Le Brun parvint à célébrer l’idée d’un art total en associant le talent de Lully à celui du père Laisné dont l’oraison poétique devait saisir les spectateurs. Au travers des décors éphémères, Le Brun pouvait autant exercer son talent que laisser libre cours à sa propre ambition. Pour la première fois, l’Académie promut la peinture et la sculpture au rang des arts libéraux. La conjugaison exceptionnelle de tous les arts n’était pas la moindre car ces décorations n’atteignaient réellement leur but qu’en suscitant l’émotion chez quiconque les regardait.

 

Sens et beauté de l’éphémère

 

La troisième partie de l’ouvrage aborde avec cohérence le sens et l’ambition esthétiques de l’art éphémère auquel les jardins de Versailles ou la capitale servaient momentanément d’écrin. L’une des grandes conclusions de l’auteur est de démontrer combien Charles Le Brun ne distinguait pas l’art pérenne de l’art éphémère, illustrant par là ce que l’architecte Jacques-François Blondel préconisa un siècle plus tard. La recherche de l’harmonie étant un impératif, il n’est pas anodin de voir dans les œuvres éphémères de Le Brun l’expression d’un art total, alliant virtuosité architecturale aux illusions de la peinture, la musique aux plaisirs de la vue. Si l’influence de l’antiquité était indéniable dans ces œuvres peuplées de dieux et de personnages fabuleux, l’influence des décors palatiaux sur les décorations festives constitue l’un des apports majeurs de la thèse de Gaëlle Lafage. Elle démontre par exemple comment l’arc de triomphe pour l’entrée royale de Louis XIV en 1660 était inspiré des obélisques du salon ovale du château de Vaux-le-Vicomte auxquelles Le Brun travaillait simultanément. Inversement, la machine du Grand canal pour la fête du mois d’août 1674 inspira une fontaine dont l’ouvrage présente les dessins préparatifs. De même, les décorations du feu d’artifice présentaient de nombreuses similitudes avec l’escalier des Ambassadeurs de Versailles. Ces nombreuses influences finissent de prouver toute la noblesse de ces décors éphémères, d’autant que leur magnificence devait frapper l’œil et l’esprit pendant un temps très court. Aux yeux de Le Brun, c’est paradoxalement leur caractère éphémère qui justifiait que ces décors soient aussi importants que les œuvres pérennes.

 

Par ailleurs, leur finalité politique et divertissante légitimait le fait que ces décors s’adaptent au lieu et à l’événement et c’est là une dimension fondamentale du travail de Le Brun. Gaëlle Lafage l’explique très bien lorsqu’elle écrit que chez lui, « la raison gouvernait le merveilleux ». Les feux d’artifice en constituent les meilleurs exemples parce que leur éclat était avant tout au service d’un discours allégorique des exploits guerriers de Louis XIV. Les travaux de Le Brun autour du Grand Canal illustrent ce souci constant de mettre l’espace de la réalité au service d’un imaginaire royal. Car la dimension émotive ne fut jamais totalement absente de ces ambitions artistiques, ce qu’explique l’auteur en dernière partie de l’ouvrage. La question de la réception est incontestablement fondamentale pour l’étude des décorations festives. En dépit du peu de témoignages à ce sujet, l’auteur souligne la grande diversité du public qui équivalait sans aucun doute à autant de jugements, de l’appréciation érudite à la curiosité à peine satisfaite. Les conditions de visibilité ne sont pas éludées, ce qui a le mérite de donner une épaisseur à notre propre perception de ces œuvres éphémères. Enfin, Gaëlle Lafage pose la question de l’ambition de ces décorations : était-ce convaincre ? Émouvoir le spectateur ? Ses analyses s’avèrent alors très intéressantes dans la mesure où, avec André Chastel ou Olivier Chaline, elle explique qu’il ne faut pas voir dans la magnificence un moyen de convaincre les sujets de la légitimité royale. La conquête d’une hypothétique opinion s’avère bien vite anachronique au XVIIe siècle. C’est pour cela qu’elle cherche dans l’abondance des allégories et des décorations la volonté de conserver le mystère qui définit toujours la royauté. Loin de vouloir être explicite aux yeux des sujets, celui-ci procédait plutôt d’une synesthésie sensorielle et d’une confusion émotionnelle, mêlant l’admiration et la peur devant le spectacle de ces décorations éphémères.

 

Illustré de nombreuses planches de dessins et de peintures, l’ouvrage invite avec bonheur à imaginer un instant les charmes illusionnistes de ces décors merveilleux. Il rappelle aussi avec conviction, combien les arts éphémères participent plus que jamais aux plaisirs de l’enchantement.