Alfred Tarski fut l'un des mathématiciens logiciens les plus éminents du XXème siècle. Cet ouvrage remarquable de clarté et de rigueur, alternant récit biographique et chapitres didactiques, offre un portrait passionnant de ce mathématicien hors norme.

L'excellente biographie d'Anita et Solomon Feferman sur Alfred Tarski est la deuxième qu'Anita Feferman consacre à un logicien, après le livre qu'elle avait publié sur la vie de Jean van Heijenoort en 1993 (Politics, Logic and Love - The Life of Jean van Heijenoort, AK Peters, réédité depuis sous le titre plus sobre de From Trotsky to Gödel). Alfred Tarski, né à Varsovie en 1901, fut avec Kurt Gödel l'un des logiciens les plus éminents du vingtième siècle, fondateur de la théorie des modèles et de la sémantique formelle. D'abord disciple de S. Lesniewski et J. Lukasiewicz, membre de la brillante école polonaise de logique et du cercle de Vienne durant l'entre-deux-guerres, Tarksi (né Alfred Tajtelbaum d'une famille juive de la bourgeoise de Varsovie, et devenu Alfred Tarski en 1924, afin d'enseigner à l'université comme docent) fuit la Pologne et s'exile aux Etats-Unis en 1939. C'est là qu'à partir de 1945 il fonde à l'Université de Berkeley l'un des centres les plus actifs au monde dans le domaine de la logique mathématique, où il formera plusieurs générations de mathématiciens, jusqu'à sa mort en 1983.

Parmi ceux-ci figure notamment Solomon Feferman, l'un des deux auteurs, qui consacre à l'exposé de l'œuvre logique de Tarski six chapitres sous forme d'interludes, remarquables de clarté et de rigueur. Le troisième interlude, en particulier, donne un exposé particulièrement limpide de l'analyse logique du concept de vérité qu'a proposé Tarski au début des années 1930, dans un mémoire intitulé « Le Concept de Vérité dans les Langages Formalisés ». La théorie de Tarski, qui élabore la conception aristotélicienne de la vérité comme correspondance d'une phrase avec les faits, aura notamment une influence profonde sur la conception des théories scientifiques de Popper, et au-delà, sur la définition même de la notion de signification et sur l'analyse des relations entre langages formels et langue naturelle (notamment à travers l'influence de Richard Montague, l'un des élèves de Tarski à Berkeley).

Les travaux de Tarski aboutissent dans les années 1950 à la création d'une sous-discipline propre au sein des mathématiques, la théorie des modèles, présentée dans l'interlude V du livre. Dans les sciences empiriques, la notion de modèle est utilisée la plupart du temps comme synonyme de théorie, ou parfois de schéma explicatif ; en logique, la notion de modèle désigne au contraire l'interprétation possible d'une théorie formelle (par exemple, la structure des entiers naturels munis de l'addition et de la multiplication est un modèle des axiomes de l'arithmétique de Peano). La notion de modèle occupe une importance centrale en logique, notamment parce qu'une seule et même théorie est susceptible d'avoir plusieurs modèles ou interprétations (ainsi des axiomes de la géométrie plane, qui ont des modèles euclidiens et des modèles non-euclidiens, faisant apparaître que les notions de « point », « droite » et de « parallélisme » sont compatibles avec plusieurs interprétations). La notion de modèle permet également de mieux comprendre la définition qui s'impose de la logique dès les années 1920 comme discipline « métamathématique », étude mathématique de la relation entre langages symboliques et structures mathématiques.

L'alternance des chapitres biographiques et des interludes didactiques dans l'ouvrage est particulièrement réussie et maîtrisée. Pour un lecteur qui ne connaîtrait rien à la logique, les interludes donnent un accès aisé aux concepts centraux de la logique (comme par exemple les notions de complétude et de décidabilité d'une théorie), sans interrompre le fil du récit biographique. Parallèlement, le contenu des interludes suit l'évolution même de l'œuvre de Tarski au cours de sa carrière, de ses premiers travaux en théorie des ensembles aux explorations plus algébriques de la fin de sa vie.

Fort bien documenté, le livre donne un portrait à la fois attachant et nuancé de Tarski - fumeur invétéré, volontiers coureur, tyrannique par bien des aspects, mais drôle et admiré de ses étudiants. L'une des réussites du livre est de rendre palpable, au-delà des anecdotes relatives à la vie de Tarski, l'intensité intellectuelle de plusieurs époques, à Zakopane avant-guerre, à Vienne, Paris ou Harvard durant les premiers voyages de Tarski, à Berkeley même, ou encore en URSS, où Tarski voyage vers la fin des années 1960 et établit des liens avec plusieurs logiciens de l'école soviétique. Autre grande réussite, le livre restitue admirablement l'intensité de la vie académique qui se joue autour de Tarski à Berkeley au cours des années 1960 et 1970, mélange d'esprit libertaire et d'acharnement au travail, encore aujourd'hui emblématique, à bien des égards, de la créativité des grandes universités américaines. Plus encore, le récit permet de voir l'essor à Berkeley d'une véritable école de mathématiciens logiciens, et l'extraordinaire potentiel que représentent les universités américaines pour la génération d'universitaires contraints à l'exil à laquelle appartient Tarski (de même que Rudolf Carnap ou Hans Reichenbach à UCLA). Sous l'influence de Tarski, Berkeley devient à partir des années 1960 la « Mecque des Logiciens », et un lieu de rencontre entre mathématiciens et philosophes autour des questions de fondements et de méthodologie scientifique.

L'un des charmes du livre, enfin, est l'équilibre de curiosité et de distanciation des auteurs face à leur sujet. Les auteurs interrogent fréquemment Tarski sur son identité juive, sur les blessures subies avant-guerre (liées, en particulier, à l'antisémitisme croissant de son professeur S. Lesniewski), et sur l'idéologie néanmoins explicitement assimilationniste de Tarski, jamais démentie, malgré son hostilité profonde à toute forme d'antisémitisme. Plusieurs épisodes font notamment apparaître l'attachement patriotique de Tarski à la Pologne, parfois provocateur et souvent déroutant pour son entourage aux Etats-Unis (ainsi lorsque Tarski déclare à l'un de ses interlocuteurs que les Tchèques manquent de l'Herrenvolk des Polonais). La modestie des auteurs face à la figure de Tarski (en particulier la pudeur notable de Solomon Feferman, lui-même éminent logicien), rend le personnage de Tarski d'autant plus attachant et vivant, et donne au récit biographique une réelle épaisseur.