La pièce Je suis Fassbinder de Stanislas Nordey et Falk Richter, qui se jouait il y a peu au Théâtre de la Colline, entend réfléchir notre actualité politique la plus récente en ranimant la figure du célèbre réalisateur allemand des années 1970.

 

 

Des comédiens improvisent un spectacle sur Fassbinder ; mais dirigés par STAN (Stanislas Nordey), ils font surgir les sujets brûlants de l'actualité : attentats de Paris, agressions sexuelles de Cologne, montée de l'extrême droite.


Une scénographie entre le réel et l'imaginaire


La soirée se structure autour de quelques moments forts de la vie de Fassbinder : une conversation récurrente avec sa mère (où celle-ci avoue qu'elle souhaiterait l'arrivée d'un « bon » dictateur), ses rapports sado-maso avec son amant, et ceux non moins ambigus et déceptifs avec sa propre troupe.


Le plateau représente une salle de répétition toute figurée d'évocations. Une grande table de travail, des tapis et des sofas, des projections vidéos, et une multitude de photographies qu'on distribue partout sur le sol, jusqu'à les scotcher en bord de scène. Comme une chambre d'adolescent tapissée de posters à fonction identitaire ou revendicative, ce plateau met en espace la psyché d'un être juvénile qui rêve de Fassbinder.


Cette psyché ressurgit, plurielle et morcelée, dans le jeu des cinq comédiens. Leur performance – remarquable – consiste à servir un trait, un discours, une situation, en connivence directe avec le vécu du spectateur. Et ce vécu présupposé, c'est le rêve adolescent d'un amateur de terrasses brutalement secoué par le terrorisme à Paris. Les comédiens et le public qui s'y reconnaissent s'unissent alors intensément. Le succès complet de ce spectacle vient de cette communion autour d'une émotion pure. Ce n'est pas un théâtre d'idées.


Faire surgir la sensibilité de notre époque


Pour réussir cet effet, les comédiens ont travaillé des improvisations, partant de scènes prises dans le cinéma de Fassbinder. Et l'auteur, Falk Richter, a écrit leur texte entre chaque répétitions. Il s'agissait de faire surgir la vie de l'esprit et le jeu des émotions, dans le rapport d'une personnalité exceptionnelle (celle de Fassbinder) et d'un temps déraisonnable (le sien, le nôtre) avec nous-même. Puis de fixer ces situations et ces gestes, parce qu'il faut bien rentrer dans les contraintes de l'art.

 

Cette pièce sera inévitablement sanctionnée par une « date de péremption ». Elle deviendra incompréhensible en s'éloignant de son actualité, car elle cherche à se saisir de la spiritualité sensible qui est à la source de tous ces discours, pour sauver notre propre capacité à réfléchir ce qui se passe, et à nous donner peut-être une chance, aussi minime soit-elle, d’éviter de sombrer dans les passions tristes du repli identitaire.


Pour le dramaturge d'avant-garde, les comédiens sont donc des échantillons vifs de l'humanité actuelle. Ils représentent une « coupe » de cette humanité, selon une perspective propre à notre subjectivité européenne. C'est pourquoi les comédiens n'incarnent pas tant des personnages, que des voix, des situations et des personnes évanescentes. Il y a là un véritable effeuillage des identités ; on ne sait jamais qui est qui sur cette scène sans personnages. Si bien que les comédiens y sont nettement identifiés en tant que comédiens, et la distanciation poussée au plus loin. Ainsi de Laurent Sauvage, par exemple, qui joue plusieurs fois la mère de Fassbinder, sans se grimer ni se travestir, en conservant l'apparence, la voix et les gestes de Laurent Sauvage.


Recul devant l'expérience de l'autre


On pourrait regretter, néanmoins, qu'avec un art si subtil, les éléments de la sensibilité, tels qu'ils s'expriment sur ce plateau, ne soient pas si bien identifiés et enrichis qu'il le faudrait pour renforcer encore et développer tout à fait la dimension spirituelle et politique clairement revendiquée de cette représentation. Car on n'est guère avancé, même en simple émotion, sur la menace de l'extrême droite.


Une question traverse le spectacle dès son commencement, mais n'est jamais clairement formulée : comment s'entendre sur les formes de la castration symbolique, afin d'éviter la violence ? Cette question est celle-là même de l'acculturation, c'est-à-dire de ce moment où se mélangent deux civilisations différentes. Si Richter laisse se dessiner la peur qui nous hante à ce sujet, il ne nous en donne rien de plus.


Il faut bien se résoudre ici à regretter une sorte d'entre-soi : c'est l'acculturation elle-même qui manque sur ce plateau. Le sexe de Thomas Gonzales en est le clair symptôme. Cet acteur, qui joue, le plus souvent, l'amant de Fassbinder, se déguise en faune – talons aiguilles et slip sur les genoux, il fait des moulinets avec son pénis – et évoque directement le désir traversé de fantasmes pornographiques qui s'est déchaîné dans les rues de Cologne. Mais, cette évocation n'aboutit à rien... Elle marque même le moment où le spectacle manque de décision.


Il aurait fallu mettre en scène une véritable situation, avec un ou plusieurs personnages ; ce jeu remarquable des comédiens sur les identités plurielles devait faire surgir la figure de l'autre, pour réellement briser cet entre-soi occidental. Mais Richter s'est abstenu d'approcher la violence au plus près. Il a manqué de développer la dimension tragique de son sujet (qui est celle, au fond... d'Othello !).


C’est pourquoi, bien que cette troupe de comédiens nous révèle des perspectives immenses, elle semble craindre cette fission de l'atome identitaire au théâtre, qu'elle a elle-même initiée, et ne pas assumer le tragique bien réel qui plane autour de nous. Le conflit dramatique, esquissé à plusieurs reprises, demeure dans les limbes. Des effets sensibles sont produits et le public les apprécie, c'est incontestable. Mais sans raconter d'histoire ni nouer d'intrigue, et en se limitant à l'évocation suggestive, ne faut-il pas se résoudre à admettre que la pièce échoue à représenter le conflictuel et le tragique ?


Il y a bien une grosse ficelle : Fassbinder voulait appartenir à un collectif ; et voilà qu'il est obligé de dire à ses comédiens : regardez-vous, je suis contraint d'être votre dictateur, et vous le voulez vous-mêmes, sinon on n'arrive à rien. Mais ce n'est pas très convaincant. Comme le sexe de Gonzalès, ce moment signale peut-être bien une faiblesse de l'oeuvre.


Oser aller au bout d'un procédé dramatique


C'est peut-être là que les classiques, Brecht compris, ont quelque-chose à nous apprendre – leur obsession pour le récit d'une intrigue, et le déploiement de personnages allant jusqu'au bout de ce qu'ils sont. Qu'on songe à la Groucha du Cercle de craie caucasien de Brecht. Fassbinder est-il un héros de théâtre ? N'est-ce pas plutôt Ulrike Meinhof, l’icône de la bande à Baader, qu'il faut choisir ? Sans doute le personnage et la période historique sont-ils écrasants. Mais ne faut-il pas prendre le risque de raconter une histoire, pour développer toute la capacité du public à éprouver intimement la spiritualité de son propre temps ? Qui, dans un théâtre contemporain, pourrait s'élever sur le plateau ? Et quelle serait son histoire (si histoire il y a) ? Qui est-il ou qui est-elle, celui ou celle que les comédiens, depuis leur jeu à identités variables, mèneraient jusqu'au bout de leur ambition, à savoir révéler l'émotion et l'idée de notre temps présent ?

 

 

Si ce théâtre contemporain a le mérite d'avoir osé cet effeuillage identitaire des personnages, cela ne doit pas compromettre sa capacité à représenter de véritables situations dramatiques, faisant surgir le tragique. Raconter une histoire n'est pas une absolue nécessité ; aller jusqu'au bout de son art en est une. Sans doute est-il très difficile d'aller chercher loin la vérité qui nous agite, nous autres Européens, dans le nœud d'émotions, de bêtises et d'idéologies qui nous traversent en permanence. C'est une galerie sombre et décourageante. Mais c'est pourtant là qu'il faut creuser le filon.

 

Je suis Fassbinder

De Falk Richter

Mise en scène par Falk Richter et Stanilas Nordey

Se jouait au théâtre de la Colline jusqu'au 4 juin