Emblème de la nouvelle place de Montréal parmi les villes globales, le Quartier des Spectacles transforme l’imaginaire de la métropole.
Symbole du positionnement de Montréal sur le marché concurrentiel des villes mondiales, le Quartier des Spectacles a remodelé en quelques années l’imaginaire montréalais. Depuis 2001 et les premières propositions pour réaménager l’est du centre-ville en destination culturelle et faire rayonner la métropole à l’international, ce quartier est en effet devenu la coqueluche des gens d’affaires et des urbanistes à travers le monde, suscitant autant d’éloges que de critiques. Afin de révéler les ambivalences et les défis du Quartier des Spectacles, cet ouvrage collectif se propose d’éclairer la genèse et les grands enjeux de ce quartier.
Un projet pour raviver l'héritage culturel du lieu ?
Initié par l’industrie du spectacle et soutenu par divers acteurs municipaux qui y voient une opportunité de branding urbain, le Quartier des Spectacles s’est structuré à l’articulation du boulevard Saint-Laurent et de la rue Sainte-Catherine. Précisément là où, dès les années 1920 et la Prohibition aux Etats-Unis, s’est développé l’un des plus importants quartiers du vice d’Amérique du Nord, le red light. Différentes opérations modernistes et de « nettoyage », au cours des années 1950 et 1960, ont ensuite réduit cette vocation à quelques rares lieux, témoins discrets de ce passé sulfureux. Or paradoxalement, c’est justement à partir de cette histoire que les acteurs publics justifient et légitiment aujourd’hui ce projet d’urbanisme culturel. L’élaboration du Quartier des Spectacles s’appuierait sur le « génie du lieu » et les promoteurs de ce quartier estiment n’avoir fait que raviver un imaginaire enfoui, écrasé par l’arrivée du modernisme et de ses imposants projets.
Spectacularisation vs culture alternative
Cependant, ce discours officiel visant à inscrire le Quartier des Spectacles dans le simple prolongement de l’histoire participe à minimiser l’évacuation des établissements historiques. Jonathan Cha et Eleonora Diamanti s’intéressent en particulier à deux emblèmes culturels (voire contre-culturels) du quartier : le Spectrum, une salle de concert emblématique que certains ont comparé au Fillmore West de San Francisco, et le Café Cléopâtre, un bar de strip-tease et cabaret de spectacles, symbole de la scène underground de Montréal. Se situant sur les deux artères principales du Quartier des Spectacles, ces établissements ont respectivement fait l’objet d’une destruction et d’une expropriation pour favoriser l’arrivée de nouveaux équipements. Retraçant les polémiques et les débats qui ont accompagné ces transformations, les auteurs mettent en lumière le choc des imaginaires dans l’élaboration de ce nouveau Quartier des Spectacles.
En effet, tous les symboles d’une véritable culture alternative, et faisant pleinement partie de l’histoire du lieu, paraissent se trouver en désaccord avec le "spectacle » tel qu’il est promu par les instigateurs du projet et tel qu’il doit se déployer dans les espaces du quartier. La disparition de ces institutions historiques témoigne non seulement d’une définition variable du "spectacle » mais surtout de « l’émergence d’un Quartier des spectacles […] davantage axé sur l’aseptisation et la spectacularisation que sur l’ancrage matériel et identitaire de l’histoire du quartier et du Red Light » . La paradoxale destruction de certains emblèmes du spectacle montréalais au nom de l’implantation d’un Quartier des Spectacles traduit un rapport de force dans la définition du « spectacle », certaines formes étant plus légitimes que d’autres.
Des entraves à la création artistique
Mais outre le déploiement d’une culture institutionnalisée au détriment d’une culture alternative underground, ce projet affecte les conditions de la création artistique comme le relève Josianne Poirier. Si les lieux de diffusion d’une culture internationale se multiplient dans le quartier, ce n’est en effet que pour souligner davantage le départ progressif des artistes du quartier, dont la concentration était pourtant à l’origine de ce projet. Les lieux de création (dans les édifices Blumenthal et Wilder ou dans l’Ontario Building par exemple) ferment les uns après les autres, du fait de la pression foncière et immobilière qui accompagne ce projet.
Parmi les artistes interrogés par l’auteur, la plupart évoquent un faible sentiment d’appartenance à un quartier par lequel ils ne sentent pas (ou plus) concernés. Par ailleurs, l’art public tel qu’il se déploie dans les espaces publics fait la part belle au caractère évènementiel et à la dimension éphémère des œuvres. Autant d’expériences artistiques qui sont en outre « rigoureusement contrôlées et encadrées, et leur contenu est axé sur des thématiques aussi inoffensives et consensuelles que l’hiver et l’anniversaire de Montréal » . En outre, le Guide d’occupation des espaces publics révèle la complexité et les obstacles pour proposer une prestation pour un artiste ou un musicien qui n’appartiendrait pas au réseau institutionnel de la diffusion culturelle ou ne serait pas administrativement établi. La création artistique que l’on retrouve dans le secteur est donc « celle qui peut aisément être comprise et acceptée du plus grand nombre. Celle qui ne dérange pas. Celle qui permet, prétend-on de faire rayonner Montréal à travers le monde » .
Une ambivalence entre institutionnalisation et pratiques spontanées
Plusieurs contributions permettent ainsi de prendre la mesure des dynamiques de normalisation et d’aseptisation à l’œuvre dans le Quartier des Spectacles. En ce sens, ce projet s’inscrit dans la tendance générale à la néolibéralisation des espaces urbains autour de stratégies de branding, d’une consommation mainstream et de l’invisibilisation des personnes et comportements « indésirables ».
Cependant, au fil de l’ouvrage apparaissent tout de même certaines perspectives, révélant l’ambivalence du Quartier entre institutionnalisation et pratiques spontanées , et qui laissent à penser qu’une appropriation citoyenne et des usages alternatifs ont encore une place au sein de ce territoire. Entre « les pressions immobilières et la diversité socio-économique, entre le spectacle institutionnel et le spectacle spontané » se révèlent des creux, des terrains vagues temporaires et des lieux à l’usage indéterminé. Sans d’autre signification que leur vide, ces espaces en transition ouvrent ainsi la possibilité de créer également du commun et des dissonances avec le reste du quartier. D’où l’espoir soulevé par Thomas-Bernard Kenniff que ce projet « ne s’achève jamais et qu’il demeure ainsi à la fois un espace dialogique et un espace public » .
En mobilisant des professionnels et des chercheurs, cet ouvrage offre donc un vaste panorama de points de vue sur la genèse de ce projet urbain et permet de saisir toute l’ampleur des changements qui l’affectent. Cependant, si la gouvernance publique est largement explicitée, l’expérience du Quartier des Spectacles par les usagers et les citadins est peu abordée. Il aurait été en effet intéressant de prendre connaissance de la portée et des effets de ce nouvel imaginaire hors des cénacles professionnels. Car, bien que ce quartier soit dédié aux activités culturelles, des riverains y vivent, et il paraît important de se demander ce que signifie « habiter » dans le quartier des Spectacles. Ce qui soulève là d’autres enjeux fondamentaux liés à la ville 24h/24 et à la cohabitation des usages et des populations