Une histoire qui rappelle combien le silence est bien plus qu'une absence de bruits.

Pour l’historien des Cloches de la terre   , l’objet du silence ne se limitait pas à expliquer l’intérêt heuristique d’un objet aussi original que saisissant. Pionnier en matière d’histoire des sens et des émotions, Alain Corbin part ici en quête des silences de la Renaissance jusqu’à nos jours   . Dans le perspective de ce qui est devenu pour certains un emotional turn dont il faut se garder, selon l’auteur, de l’anachronisme psychologique   , l’ambition d’une telle histoire est d’élargir notre horizon imaginaire et empathique pour mieux comprendre la valeur des silences intimes et officiels qui ont scandé la vie de nos ancêtres. L’approche des émotions silencieuses justifie alors une immersion dans les citations d’auteurs, dans le but de comprendre comment les contemporains éprouvaient le silence. 

 

Les lieux du silence

 

Partir à la recherche des silences implique alors de s’immerger tout de suite là où ils pouvaient potentiellement exister. Ainsi l’auteur attire notre attention sur les lieux du silence qui sont dès la Renaissance ceux de l’intimité. Tout en rappelant l’étude de Michelle Perrot   , Alain Corbin souligne que la chambre est alors incontournable, surtout pour les poètes à la recherche d’un refuge où se délecter du silence pour créer, à l’instar de Charles Baudelaire ou des écrivains comme Marcel Proust ou Franz Kafka. Pour l’auteur d'À la recherche du temps perdu, le silence de la chambre est au cœur de son œuvre. Souvenirs émus de la chambre de la tante Léonie ou érotisme subtil dans celle d’Alberte, le silence de la chambre ne sert pas seulement de cadre à l’imaginaire du roman, il fait partie de l’intrigue et définit les personnages. C’est donc naturellement que l’auteur s’intéresse aux objets et aux couleurs qui contribuent au silence de la chambre. La lampe de chevet, quasi métonymique du sommeil et les décors gris et blancs sont déjà pour Rodenbach une source d’apaisement. Mais la chambre, lieu par excellence de l’intériorité n’est pas le seul lieu abordé dans le livre. Une cathédrale, « silence incrusté dans la pierre » selon la belle formule de Max Picard, en est un exemple.

 

Si ces lieux sont ceux du silence, c’est parce que tous, à leur manière, livrent les conditions de la méditation sur l’existence et le rapport de l’homme à la nature. Les « silences de la nature » constituent le second chapitre, là encore inspiré par de nombreux auteurs à commencer par Henry David Thoreau pour qui le silence n’existe qu’au travers des minuscules bruits de la nature. Les sons infimes des oiseaux ou du bruissement des feuilles ne brisent pas le silence mais contribuent à sa profondeur. Être aux aguets des bruits sauvages pour mieux écouter le silence, tel est l’enseignement de la littérature des grands espaces.

 

Mais la nuit est aussi, en pleine nature ou non, le temps où l’ouïe devient le sens principal. Dès le XVIIIe siècle, avec Jaucourt ou Chateaubriand, le silence nocturne sert autant une poétique lunaire qu’une inquiétude sur la vie suspendue jusqu’à l’aube. La nuit est crainte par son silence parce qu’elle est aussi un temps où règnent tous les possibles et procure à sa manière un sentiment d’immensité dès lors qu’on écoute le silence du cosmos. Pour les voyageurs du XIXe siècle, se retrouver dans le désert permet aussi cette expérience silencieuse. La peinture, avec notamment Eugène Fromentin, invite à écouter le désert comme un lieu spirituel. Alain Corbin fait ensuite voyager son lecteur dans le silence des airs, parcourus dans l’avion de Saint-Exupéry, sur les flancs des montagnes, face à la mer ou dans les plaines de campagne. À chaque fois, la plume d’un écrivain vient susurrer au lecteur le sens des silences naturels et les manières de se laisser émouvoir.

 

Être sensible au silence, peut-être pour mieux l’accueillir et s’en inspirer est aussi l’une des grandes ambitions de l’ouvrage. Pour cela, Alain Corbin rappelle que les théologiens du XVIe siècle transformèrent le silence en oraison intérieure. La pensée d’Ignace de Loyola est très présente dans la mesure où elle eut une profonde influence sur la perception et l’utilité spirituelle du silence. La prière doit ainsi accorder la parole à la respiration lente de quelqu’un qui se tait. Faire silence pour contempler Dieu a également inspiré Thérèse d’Avila ou au siècle suivant Bossuet et l’abbé de Rancé, le réformateur de Trappe. Non loin de la devotio moderna, le silence des XVIe et XVIIe siècles est plus que jamais le temps de la méditation sur la vie et l’éternité. Mais le silence s’apprend. Il procède d’une éducation à laquelle l’auteur consacre un chapitre et l’on mesure ici combien Alain Corbin s’est inspiré de ses travaux sur les bruits de l’histoire. C’est en effet un ensemble de sons qui imposent le silence, à l’instar des clochettes et des tambours. Faire silence devient le langage d’un corps maîtrisé, parfait reflet de la civilisation des mœurs chère à Norbert Elias et contribue de fait au processus de distinction entre ceux qui savent se taire et ceux qui se définissent par le tintamarre. Il n’est pas difficile de lire ici la distinction des catégories sociales par la capacité ou non à s’adonner au silence. Car le silence naît d’un langage, à la fois social et culturel.

 

Parole et tactiques du silence

 

En fondant sa réflexion sur la parole silencieuse de Dieu, avant et après la Création, l’auteur explique que l’absence de parole est souvent plus éloquente que les mots. C’est ainsi qu’il nous conduit devant les tableaux des symbolistes au premier rang desquels Fernand Khnopff et Le Silence en 1890. S’extraire du monde pour vivre une poétique du silence, tel n’était pas le seul message laissé par la peinture puisque les toiles de Caspar David Friedrich, de René Magritte ou d’Edward Hopper ont fait du silence une source d’émotion pour qui les contemple. En quelques lignes, l’auteur évoque également le cinéma muet qui transmettait avec force les émotions des personnages. Le cri de Fay Wray prisonnière de King Kong en est un exemple. Une fois maîtrisé, le langage du silence devient donc stratégie discursive. C’est ici qu’intervient la dimension sociale et culturelle du silence. Au XVIe et XVIIe siècles, les courtisans doivent se taire car le silence est prudence. L’art du silence constitue sans surprise une part importante de L’Homme de cour de Baltasar Gracián et en 1771, quand paraît L’Art de se taire de l’abbé Dinouart, sa distinction de onze silences confirme qu’ils participent à une rhétorique corporelle de la prudence et de la retenue. Le silence est encore et toujours modération, c’est en cela qu’il est valorisé. À nouveau, les romans viennent confirmer cette idée, et Alain Corbin insiste particulièrement sur le silence calculé des paysans. Destiné à protéger les intérêts familiaux et l’honneur, il garantit aussi une solidarité de groupe essentielle aux sociétés paysannes, ce dont Zola s’est inspiré pour La Terre. Le silence manifeste le tact de celui qui l’observe et se fait donc tactique à l’échelle d’un groupe social comme dans les intérêts conjugaux. L’auteur accorde ainsi quelques pages aux silences amoureux mais évoque aussi ceux de la haine qui cimentent le couple   . Thème central du film de Pierre Granier-Deferre, Le Chat, mettant en scène Jean Gabin et Simone Signoret, le silence verse dans un mutisme qui énonce à la fois leur haine et leur connivence.

 

Invitations au silence

 

Tout au long de l’ouvrage, Alain Corbin sème ainsi des pistes de réflexions et des appels à la recherche. L’histoire de la minute de silence reste encore à faire, de même qu’une étude sur notre fuite du silence.

 

L’une des grandes conclusions de l’historien est qu’en disparaissant de notre éducation ou de notre quotidien, le silence ne structure plus l’individu comme il pouvait le faire à l’époque moderne. Si par le passé, faire silence a pu contribuer à forger un individu, l’hypermédiatisation et l’impératif de rester connecté engagent l’individu à participer aux flux de paroles et d’opinions. Parler, recommander, juger, aimer, twitter résonnent alors à nos oreilles contemporaines comme un écho assourdissant qui annule non seulement le potentiel de réflexion mais détruit aussi, lentement, la capacité à penser et à se positionner avec sérénité dans la société. En d’autres termes, devenir soi et s’épanouir exige aujourd’hui de contribuer aux bruits quand apprendre à faire silence le permettait autrefois. Ces remarques conduisent l’auteur à suggérer, avec Vigny, Huysmans, Maeterlinck ou encore Senancour que la peur de l’ennui est chronique de contemporains des XIXe et XXe siècles. Qu’il soit celui de la veillée d’armes dans les tranchées, celui de l’effroi après une catastrophe, du cimetière ou de l’agonie, le silence crée un malaise inéluctable car il nous rappelle constamment nos anxiétés originelles. L’auteur mobilise ainsi de très nombreuses références bibliques, à commencer par le serpent du jardin d’Eden dont le silence était, selon John Milton, la parole du mal. Étant inactivité, le silence appelle l’immobilité qui chagrine l’Oberman de Senancour et qui d’une manière ou d’une autre, nous rappelle la mort. Au prisme de très nombreux témoignages littéraires, Alain Corbin saisit notre peur et notre rejet du silence en la reliant directement aux deux bouts de l’existence humaine : les silences originels du monde et de l’humanité, depuis la Création jusqu’à notre propre disparition, en passant par le big bang en guise de belle conclusion. Voilà quels seraient selon l’auteur les fondements de nos approches plurielles du silence, de la Renaissance à nos jours.

 

Si l’on peut regretter que les témoignages soient exclusivement littéraires et très rarement extraits d’archives, au risque d’une réflexion plus esthétique qu’historienne, c’est aussi cohérent avec l’ambition d’un ouvrage qui invite à la réflexion sur les interstices silencieux en littérature, en histoire, en peinture et plus brièvement dans le cinéma. S’interroger sur le sens et la valeur des silences avoués, assumés ou regrettés devient alors une occasion de méditer sur les silences ou plutôt l’absence de silence dans nos propres sociétés contemporaines ou dans notre propre existence.

 

 

Outre un livre d’histoire, l’ouvrage d’Alain Corbin est aussi – et peut-être surtout – une invitation à se distancer de tous les bruits qui finissent par engloutir notre manière d’exister. Comme un avertissement, une des phrases du prélude traverse la lecture et s’impose à nous dès le point final : « La société enjoint de se plier au bruit afin d’être partie du tout plutôt que de se tenir à l’écoute de soi ». Ainsi les silences des temps résonnent-ils dans nos propres consciences.