Un ouvrage de référence pour tous les amateurs de Jess Franco, auteur de plus de deux-cent films d'exploitation.

Jess Franco, né Jésus Franco Manera quelques années avant la Guerre Civile qui a divisé l’Espagne, n’est pas un cinéaste comme les autres. Pour les afficionados de la série B et Z, la seule évocation de son nom a quelque chose de sacré. Sa vie est des plus rocambolesques, ses choix de carrière ont parfois été suicidaires, mais c’est surtout son rythme de travail totalement effréné qui en fait un des plus grands stakhanovistes du cinéma populaire européen. Le site imdb.com   recense 203 films en tant que réalisateur, chiffre que l’auteur du présent ouvrage se garde bien de nuancer : il reste encore bien des films inédits de Franco à découvrir, dans les cartons des sociétés de production ou ailleurs.


Jess Franco ou les prospérités du bis est également la concrétisation d’une vie pour son auteur. Car c’est bien à Alain Petit que l’on doit les premières exégèses sur ce cinéaste en langue française, dès le début des années 1970, aux côtés de Jean-Pierre Bouyxou. Alors que la presse de l’époque ne se préoccupait pas de cet Espagnol atypique, les deux journalistes underground prennent sa défense en pointant brillamment ce qui fait la singularité de sa filmographie, dans des fanzines devenus aujourd’hui cultes. Le livre publié chez Artus Films est en fait une version remaniée et agrémentée de l’intégralité de son fanzine dédié à Franco (intitulé Manacoa Files) débuté en 1971 et plusieurs fois réédité de manière assez confidentielle. « Chaînon manquant entre Luis Buñuel et Pedro Almodovar » selon Alain Petit, l’œuvre de Jess Franco y est disséquée dans les moindres détails avec un amour sans pareil, mais sans pour autant tomber dans l’hagiographie aveugle. En fin connaisseur de la filmographie de Franco, l’auteur propose une analyse très complète de tous ses films, qui ont connus différentes versions pour la plupart.


Après des études à Paris où il se lie d’amitié avec Henri Langlois, le cofondateur de la Cinémathèque française, Jess Franco écrit des critiques de cinéma dans des journaux espagnols. Il a ensuite été assistant réalisateur auprès de grands noms tels que Luis García Berlanga ou Orson Welles (c’est lui qui tourne la scène de bataille de Falstaff) dont il remonte la version restée inachevée de Don Quichotte en 1992. Contrairement au réalisateur de Citizen Kane, Franco est resté dans l’ombre, marginalisé par une industrie dont l’uniformisation croissante va à l’encontre de son « cinéma terroriste » qui pourfend toutes les règles établies. Ainsi en est-il de son plein champ dans la lumière du soleil filmé en nuit américaine, de ses zooms frénétiques (l’un des arguments favoris de ses détracteurs) ou bien de la non-linéarité de certains de ses films. La poésie côtoie souvent le macabre, l’image envoûtante d’une femme vampire marchant dans une forêt embrumée laisse place à une scène hard ou un bain de sang grotesque. La filmographie de l’Espagnol ne se laisse pas facilement appréhender, elle échappe aux catégories normatives mais propose en même temps sa « mythologie propre, accessible à une chapelle d’initiés »   .


Proche du Surréalisme, dans son esthétique de l’absurde comme dans sa méthode d’écriture automatique, Franco réalise en 1962 le premier film d’horreur espagnol (L’horrible Docteur Orlof), un véritable évènement dans un pays dirigé de main de fer par le Général Franco, conservateur et catholique à l’extrême. Le livre d’Alain Petit montre à quel point l’histoire du réalisateur recoupe celle du cinéma populaire, et en quoi son œuvre éclaire les mutations de formes et d’industrie qui s’opèrent aux cours des années 60 et 70. Il représente une somme impressionnante sur le cinéaste, une véritable encyclopédie luxueuse dans laquelle on trouve également des entretiens réalisés par Jean-Pierre Bouyxou qui permettent de mieux comprendre la personnalité de Franco. En outre, on trouve la reproduction d’un texte fondateur, celui de Jean-Pierre Jackson sur le rapport de Franco au jazz publié en 1982 dans Ciné Zine Zone, un fanzine bien connu des amateurs. Le cinéma d’exploitation de Jess Franco est si tentaculaire, entre les différentes versions et les multiples titres choisis selon les époques et les pays, que le défi du livre ne pouvait être qu’immense.

 
L’érudition d’Alain Petit, allant de l’identification du moindre petit rôle jusqu’aux détails de chaque version connue, se montre à la hauteur de ce que peuvent attendre les cinéphiles les plus maniaques. Sur la toile comme dans les colonnes des fanzines, une véritable « Francomania » s’est établie et prospère de plus belle depuis la mort du réalisateur en 2013. Telle la quête du Graal, une frange dite « complétiste » ou hardcore des admirateurs de Franco s’est lancée à la recherche des supposées versions alternatives pas encore exhumées. La filmographie de Franco est classée par l’auteur selon une chronologie en rapport avec les producteurs avec lesquels il a travaillé, et lui permet de montrer l’évolution de son style à travers un demi-siècle. Les entretiens menés par l’auteur, intégrés au livre, sont particulièrement captivants sur les questions de la censure franquiste, de l’intérêt pour le cinéma d’horreur dans les années 60-70, ou sur l’opinion de Franco par rapport aux films gothiques de la Hammer, le studio britannique qui dominait, entre 1957 et le milieu des années 70, le marché du cinéma d’épouvante. En outre, on comprend comment son inadaptation à son époque (« je hais l’époque que nous vivons », dit-il) peut expliquer la liberté de son cinéma et son refus d’entrer dans une uniformisation « fascisante ». Mais en même temps, il ne se fait pas d’illusions et admet que les spectateurs vont voir ses films parce qu’ils sont « toujours empreints d’un érotisme trouble, malsain »   . Il considère que le cinéma doit revenir à son essence première, celle du cirque et de la foire, du divertissement pur et simple.


Il fallait bien un ouvrage aussi monumental pour faire ressortir la cohérence de l’œuvre de Jess Franco et démontrer qu’il s’agit bien d’un auteur à part entière, modelant sans cesse ses propres obsessions pour former une filmographie cohérente, bien qu’iconoclaste. Alain Petit livre une véritable bible d’érudition, la plus complète à ce jour sur le réalisateur. Quant à la quête des bobines non exhumées de Franco a de beaux jours devant elle.