Un nouveau regard sur la Première Compagnie des Indes, à travers ses atermoiements, ses difficultés et ses legs.

L’historiographie a longtemps placé la focale sur la grande Compagnie des Indes au XVIIIe siècle, occultant ce que la Première Compagnie, fondée par Colbert en 1664, avait pu apporter de revers, de désillusions, mais aussi d’apprentissages. Nous devons à Marie Ménard-Jacob, dont une partie de la thèse de doctorat est ici publiée, d’avoir dépoussiéré des cartons d’archives à la fois passionnants et fondamentaux pour saisir quels blocages ont empêché la Compagnie de fonctionner de façon pérenne, alors même que l’étatisation du commerce « colonial » répondait à la prise de conscience très claire du caractère incontournable des espaces maritimes. Paradoxalement, l’enthousiasme de Colbert pour des compagnies à monopole censées étendre leur emprise de la Nouvelle-France et des Antilles jusqu’en Extrême-Orient, ainsi que la course frénétique à la domination ultra-marine – lorsque la société d’Ancien Régime est encore tournée vers la terre –, n’ont pas eu les effets escomptés. La centralisation particulièrement rigide de la Compagnie et son manque d’expérience du terrain indien ont grandement contribué à ses dysfonctionnements structurels, et ont constitué, en quelque sorte, l’infortune du colbertisme   . Marie Ménard-Jacob nous invite à basculer de l’autre côté du miroir des intentions officielles et à pénétrer dans le microcosme social des comptoirs et des marchands qui, quotidiennement, font l’apprentissage – douloureux mais nécessaire – de la réalité des rapports de force locaux.

 

L’inévitable incompréhension

 

La Compagnie est une structure duale et hybride, gérée en France par une Chambre générale aux mains de Colbert et des directeurs généraux, et exploitée dans les Indes par les comptoirs, véritables pôles d’exploitation et plaques tournantes du commerce. Il faut donc impérativement apprendre à apprivoiser la distance et le temps, car les liens entre le centre décisionnel et les comptoirs demeurent certes nécessaires, mais extrêmement fragiles. Les correspondances, dont on fait précautionneusement des copies, mettent au moins entre quatre et six mois à parvenir à leur destination, et il n’est pas rare de voir des ordres devenus obsolètes une fois arrivés aux Indes, donnant lieu à des situations ubuesques : le 18 octobre 1670, les directeurs généraux de Paris démettent l’agent Goujon de ses fonctions alors que celui-ci est déjà mort et enterré. Récurrents sont donc les moments où les personnels des comptoirs indiens se retrouvent sans directives, sans nouvelles, sans argent. La Compagnie française fait pâle figure aux côtés de la VOC hollandaise ou de l’EIC britannique qui envoient au moins une dizaine de bateaux annuellement, la route demeurant en ce sens un handicap très lourd : « cette désuétude épistolaire fonde, de part et d’autre, la frustration de ne pas avoir les renseignements dans les temps. Par conséquent, le ton des courriers devient au fil du temps de plus en plus acerbe, effritant le lien entre deux pôles qui ne se comprennent pas, happés chacun par un environnement propre, hermétique aux aspirations de l’autre   . » Certes, les liens entre la Chambre et les comptoirs sont, de 1665 à 1678, frappés du sceau de l’autorité de la première sur les seconds, mais progressivement, ces liens s’étiolent, et les comptoirs revendiquent de plus en plus ouvertement leur part dans l’expertise commerciale : ne sont-ils pas les mieux à même de jauger leurs besoins, leurs contraintes et leur expérience du terrain ? L’océan qui sépare les acteurs de la Compagnie concoure à la constitution de deux langages, de deux modes de représentations qui ne se comprennent pas.

 

Aux perceptions du temps et de l’espace radicalement différentes, aux injonctions paradoxales que reçoivent les agents de la Compagnie, il faut ajouter les frustes moyens financiers et matériels mis à disposition. Les 143 navires envoyés en 38 ans pèsent bien peu au regard des années sans départs, des naufrages, des prises et plus généralement de l’arsenal maritime des puissances européennes concurrentes. L’argent fait par ailleurs très vite défaut, et la Compagnie doit subir de plein fouet les difficultés de l’endettement dès 1667. Enfin, il ne faut pas minimiser les épidémies, l’accommodation à un nouveau climat et l’apprentissage des vicissitudes politiques dont la multiplicité des interlocuteurs constitue un marqueur.

 

Apprendre les Indes

 

À une Inde imaginée se substitue donc progressivement une Inde vécue contrastant notoirement avec les fantasmes orientalistes d’un Eldorado et d’un Eden salvateurs. Marie Ménard-Jacob relate la chronique de ce désenchantement progressif qui fait surgir la brutale réalité de l’Inde : il faut survivre aux cyclones, aux tempêtes et aux tremblements de terre, faire face aux multiples pénuries qui ponctuent l’existence de la Compagnie, ou encore composer avec les belligérances locales.

 

Madagascar devait initialement constituer le pivot de la Compagnie dans l’océan Indien, mais l’occupation de l’île se révèle vite être un échec, et Surate puis Pondichéry endossent de fait le rôle de premier comptoir des Indes, dans un contexte où les Français doivent réfléchir aux localisations les plus pertinentes pour écouler les marchandises et assurer des conditions de vie commodes au personnel, dans des territoires au climat capricieux. La Compagnie doit aussi progressivement renoncer au commerce des épices, monopolisé par les Hollandais, pour privilégier celui des textiles. Les implantations apparaissent bien plus comme le fruit du hasard et des conjonctures que comme le résultat d’une véritable maturation, et les comptoirs français subissent toujours l’absence d’accessibilité, comme en atteste le cas de Surate, qui ne dispose pas d’avant-port. La pérennisation spatiale de la Compagnie est toujours des plus fragiles et des plus incertaines, d’autant que même si elle entreprend la construction de maisons et de loges pour affermir sa présence dans la péninsule indienne, les projets de fortification, à l’instar de ceux de San Thomé, finissent tous par péricliter. Il en va de même au Siam et au Tonkin où les tentatives françaises sont de véritables fiascos.

 

Plus que des compétences liées au négoce et davantage encore que des capacités maritimes, les marchands, dans un contexte de manque criant de moyens, apprennent à tisser des liens avec les autorités locales et à établir des relations avec les gouverneurs, nababs, roitelets, rajahs ou autres souverains locaux. Quant aux relations sociales internes à la communauté, leur fragilité est également latente et à chaque fois revivifiée par les luttes intestines et les querelles de succession qui déchirent la Compagnie. Les modalités du vivre-ensemble sont d’autant plus difficiles à trouver que les organigrammes hiérarchiques, loin de Paris, sont fréquemment brouillés, et que l’avancée des carrières ne fonctionne pas nécessairement sur des logiques de mérite. Dans ce contexte trouble, les déviances se multiplient, l’air « vicié » des Indes favorise l’alcoolisme et la débauche. Face à cet introuvable modus vivendi, un microcosme social émerge néanmoins à la faveur de la multiplicité des acteurs présents sur le terrain : aux côtés des marchands, pullulent les missionnaires, les médecins, et, plus fondamentalement, les indispensables intermédiaires locaux. Le recours aux banians   , sérafs   et courtiers   , mais aussi aux Arméniens, constitue un indicateur pertinent du fait que la Compagnie n’a pas encore suffisamment acquis les us et coutumes de l’Inde.

 

Une histoire à parts égales

 

L’un des grands intérêts du livre est d’interroger la force des conjonctures à la fois européennes et locales sur le fonctionnement – ou le dysfonctionnement – de la Compagnie, celle-ci devant subir les aléas des rapports de force politiques eu égard aux faibles moyens dont elle dispose. À la guerre de Hollande (1672-1678), à celle de la Ligue d’Augsbourg (1689-1697) et à celle de Succession d’Espagne à partir de 1701, se surajoutent des guerres locales dont les membres de la Compagnie peinent à saisir les tenants et les aboutissants. Le morcellement politique et religieux de la péninsule ainsi que la réversibilité des accords ne favorisent pas la lisibilité de l’espace géopolitique. Lorsqu’ils croient trouver en Shivaji Rajah   une alternative bienveillante à l’hégémonie du Grand Moghol Aurang Zeb   , les Français se leurrent sur les intentions d’un souverain hindou qui, en réalité, ménage l’ensemble des loges européennes pour ne pas se faire d’ennemis et pour éviter la puissance de l’artillerie occidentale. À Surate, les marchands doivent composer avec des gouverneurs fort peu cléments et sur la péninsule de Coromandel, l’éclatement des interlocuteurs (brahmanes, ministres et gouverneur de Masulipatam) complexifie grandement les modalités des pourparlers. Marie Ménard-Jacob consacre ainsi des pages extrêmement fécondes aux conditions de la rencontre avec les interlocuteurs locaux, et met en lumière les conditions, les caractéristiques et les contraintes des interactions. Dans la lignée des travaux de Romain Bertrand qui avaient exhumé l’incertitude fondamentale qui caractérisait, au début du XVIIe siècle, les contacts entre les Hollandais et la société javanaise   , l’historienne prend le pouls des incommensurabilités régissant les rites de communication. Ainsi, « quand la France pénètre en Inde, elle doit, comme les autres nations avant elle, organiser des ambassades, aller se présenter aux différents locaux, négocier des traités, montrer sa richesse sans étaler son arrogance. L’ambassade (et dans une moindre mesure l’audience) apparaît comme un point de contact entre Orient et Occident   . » Si l’ambassade obéit à des principes clairs, il n’en va pas de même pour les audiences, où le protocole n’est pas défini a priori. Dans ce contexte, quelle personne envoyer ? Quels présents apporter ? La seule certitude qui s’impose avec force aux agents français est qu’ils doivent, ne serait-ce que partiellement, se départir de leur « occidentalité ».

 

L’étrange et inquiétante distance qui se creuse est tout autant l’expression d’univers sociaux antinomiques que la manifestation de schèmes mentaux étrangers heurtant la vision du monde des Français. Les brahmanes et les soldats revêtent les habits de l’altérité radicale, tant par la confusion du spirituel et du temporel portée par les premiers que par les pratiques guerrières peu conventionnelles mises en place par les seconds. Pourtant, l’entremise des brahmanes au Bengale est absolument capitale pour la Compagnie, et au début du XVIIIe siècle, au moins trois brahmanes officient pour la Compagnie. Bien que l’effet de source ne puisse permettre de restituer avec précision les contours de la perception des Occidentaux par les populations locales, quelques pages sont consacrées aux jugements portés sur les Français, tour à tour dépeints comme avares, endettés et orgueilleux.

 

Marie Ménard-Jacob ne réifie pas les rapports de force en les dichotomisant, mais rend au contraire hommage à une histoire symétrique en questionnant les relations de la Compagnie avec les autres puissances européennes, car les Indes amplifient et déforment les rivalités continentales. L’inimitié que se vouent férocement Hollandais et Français ne tient pas simplement à la domination maritime, commerciale, politique et militaire des premiers, et au fait qu’ils ne voient pas d’un bon œil les projets français. Elle trouve ses racines et ses prolongements dans les conflits religieux entre protestants et catholiques. Avec les Anglais, les Portugais et les Danois, les agents de la Compagnie maintiennent des rapports inégalement harmonieux, là aussi dictés par le poids des conjonctures. Mais l’autonomisation des relations sociales entre Européens par rapport aux clivages continentaux montre que le prisme indien ne cesse de recomposer les lignes : « indéniablement, à mesure que la période avance, une réelle anglophilie émerge chez les Français de l’Inde, tant en Bengale qu’en Coromandel, alors même que les deux nations appartiennent à des confessions adverses et qu’elles se vouent en Europe une animosité profonde   . »

 

 

La Première Compagnie des Indes, prisonnière de ses handicaps insurmontables et de ses multiples contradictions, finit par agoniser entre 1703 et 1705, la Chambre générale tentant coûte que coûte de se débarrasser d’un monopole devenu trop dispendieux et embarrassant. Mais comme l’indique Marie Ménard-Jacob, les échecs d’hier forment les apprentissages d’aujourd’hui et les succès de demain. En dépit des nombreuses dissymétries qui l’ont écartelée, la Compagnie a forgé des savoirs des Indes aussi utiles qu’indispensables, et jeté les jalons de la pérenne Compagnie du XVIIIe siècle. Bien que n’utilisant pas de sources extra-françaises, l’historienne nous convainc d’une nécessaire histoire par le bas prenant en considération les rapports de force locaux et les (in)commensurabilités   , appropriés par les différents acteurs qui, par leurs pratiques, en réinventent constamment le sens