Le règne interminable d'Erdogan pose une question qui taraudait déjà la Turquie en 1938 : qui remplacera Mustafa Kemal ? 

Erdoğan - Nouveau père de la Turquie? est le fruit de dix années de recherches effectuées par le directeur de l’Institut Français d’Études Anatoliennes (Jean-François Pérouse) rejoint par un journaliste indépendant en Turquie (Nicolas Cheviron). On y retrouve l’essentiel de ce qui est paru sur Recep Tayyip Erdoğan (RTE), en turc, en anglais et en français. Les auteurs ont ainsi mené un énorme travail de dépouillement de la presse turque et des publications sur le Président.

 

Erdoğan, nouveau record de longévité au sommet de l’Etat et issu de la première génération des critiques de l’héritage kémaliste, gouverne la Turquie depuis 2003. Dans un pays issu d’un système de parti unique fondé d’une manière plutôt autoritaire par Mustafa Kemal Atatürk (1881-1938), où et où plusieurs coups d’état se sont succédé depuis 1960, il apparaît comme le garant d’un principe sacré : la stabilité. Avec cette pérennité, un autre élément sacré de la politique turque risque pourtant de fléchir : la laïcité. Dresser un tel bilan des treize dernières années serait cependant prématuré puisqu’avec l’AKP d’Erdoğan, rien n’est certain : n’a-t-on pas entendu ces dernières semaines le président du Parlement remettre en cause ce dernier pilier constitutionnel

 

Né en 1954, Erdoğan se forme dans les années où certaines factions politiques turques renouent avec l’islam politique (1970-1980). En 1997, maire d’Istanbul, il est emprisonné pour incitation à la haine et en profite pour modeler son image de démocrate conservateur. Dès lors, plus rien ne l’arrête : se servant de la candidature de la Turquie à l’Union européenne et de la défense des Droits de l’homme, il remet toutes les institutions sous son égide et verrouille presque totalement le débat en Turquie. Or, pour Nicolas Cheviron et Jean-François Pérouse, Erdoğan est en cela le continuateur d’Atatürk. Loin du héros des hagiographies, il ressemble plutôt au véritable Mustafa Kemal, et la « nouvelle Turquie » de 2023 appelée par les slogans de l’AKP pourrait bien être une autre version de l’Anatolie modernisée du Père des Turcs.

 

Jeunesse et ascension de RTE

 

Comment devient-on un leader politique autoritaire ? Prenez une famille très conservatrice, humiliée par la chute d’un premier ministre conservateur adoré (Adnan Menderes), dans laquelle le père vitupère, la mère se soumet et le fils s’engage politiquement. D’ailleurs, en Turquie, tout est politique : le football, la poésie, le quartier, le travail et la communauté d’origine. 

 

Quand le jeune homme a 20 ans, à Istanbul, la ville d’à peine un million d’habitants a grandi, s’est dotée d’un pont et a perdu la majeure partie de ses communautés extra-islamiques. Au-delà des frontières, la Turquie est intervenue à Chypre, finissant de convaincre les Grecs qu’ils n’y étaient plus les bienvenus. 

 

À la même époque, « RTE » s’implique dans le théâtre et joue dans une pièce contre les Francs-maçons, les Juifs et les communistes – une prestation remarquée dans son milieu politique. On pense à un personnage de Novecento de Bertolucci. La Turquie, au carrefour de l’URSS et des Balkans, avec son ouverture maritime méditerranéenne, ne peut échapper, dans ces années 1970, aux polarisations, à l’anticommunisme. Mais cette fois, sous l’impulsion américaine, c’est l’Islam qui joue le rôle de rempart. 

 

Après 1984, à la chute du gouvernement militaire en place depuis 1980, la Turquie s’ouvre, se développe, catalysée par la chute des rideaux de fer entre lesquels elle se trouve. À Istanbul on vient des ex-pays satellites faire du « commerce à la valise ». C’est aussi l’époque de l’intensification des revendications kurdes (fondation du PKK quelques années plus tôt, en 1978). 

 

Au bout de dix ans, en 1994, Erdoğan remporte la mairie du Grand Istanbul. Il plaît, provoque parfois, travaille beaucoup à la gestion d’une ville réputée ingérable. Et puis, le 12 décembre 1997, au cours d’un voyage de campagne aux élections législatives, il prononce le poème islamiste qui lui vaudra quatre mois de prison. À cette occasion, tout est parfaitement mis en scène : les adieux, le parcours, le dernier message d’espoir.

 

Changement de rhétorique

 

Bienfaits de la prison ! De grasses matinées réparatrices en matchs de football regardés avec les gardiens, RTE en ressort, en 1998, démocrate conservateur, presque militant des droits de l’homme, prêt à livrer une nouvelle bataille. Mais il demeure, pour l’instant, interdit de politique. Il fonde tout-de-même une nouvelle structure, L’AKP « un parti composite dont l’unité est construite autour de la personnalité du leader ».

 

La justice, très politisée, n’ayant pas pu empêcher son irrésistible ascension, lui intente procès sur procès - sans succès : il devient premier ministre après la démission d’Abdullah Gül en sa faveur, et en se faisant élire député de la province majoritairement kurde de Siirt. C’est l’occasion d’apprendre tous les rouages politiciens utilisés plus tard pour réprimer l’opposition. Nous sommes encore dans la période de l’apprentissage (çıraklık) : Erdoğan fonctionne à l’instinct, s’entoure de fidèles plutôt que d’individus compétents. Il prête l’oreille aux plus absurdes théories du complot anti-islamique. Son populisme grandit sous la forme d’un discrédit systématiquement jeté sur l’opposition : je suis le progrès, le peuple, la vertu, les autres sont le retour en arrière.

 

Cependant, une première série de lois corrobore son progressisme affiché : contre la torture, le viol dans le cadre conjugal, les crimes d’honneur. La liberté d’expression progresse, les minorités acquièrent plus de visibilité. Du côté économique, la Cour des comptes obtient un droit de regard sur le budget de l’armée, elle-même enfin éloignée de l’Education nationale. Si l’adhésion à l’Union européenne sert de tremplin réformiste, le scepticisme des Européens stimule la bouderie d’Erdoğan et sa réticence à appliquer les réformes attendues par Bruxelles.

 

De l’Icône mondiale à l’envoyé du Seigneur

 

En 2010, Erdoğan connaît une sorte d’apogée. Sa photo en noir et blanc fait la couverture du Times magazine, la diplomatie turque intervient au Pakistan et en Afghanistan, 19 ambassades et consulats sont ouverts en Afrique. Selon une enquête, 85% des habitants des pays voisins ont une opinion favorable de la Turquie.

 

Au moment des « printemps arabes », RTE soutient la révolte égyptienne mais se montre plus timide concernant la Lybie (où travaillent 25 000 Turcs). Proche d’Assad, il tente d’intervenir diplomatiquement en Syrie où la Pax ottomanica chère à Davutoğlu, alors ministre des Affaires étrangères, essuie un premier échec. Assad est lâché par ses alliés traditionnels, la relation avec Poutine se dégrade et le jeu des alliances isole complètement un pays désormais dans le collimateur des Etats-Unis, de l’Europe et du Moyen-Orient. Une affaire de trafic d’or avec l’Iran, en dépit de l’embargo et touchant des proches du Premier ministre, achève de discréditer les dirigeants de l'AKP.

 

À l’intérieur, Erdoğan poursuit la mise au pas de l’armée en déclenchant de nombreux procès. Il se révèle vindicatif et se met en tête de faire payer ses geôliers de 1997. C’est en réalité à toute une élite laïque qu’il en veut, comme en témoigne l’affaire de la sculpture monumentale de Kars, figurant l’amitié turco-arménienne, qu'il déclare être monstrueuse. Elle est détruite sur le champ. La parole de celui qui est devenu le maître (Usta) fait loi. Sa présence envahissante à la télévision a valeur de proclamation permanente, au-dessus du Parlement. Désormais il règne et il défend une politique de grandeur appuyée sur l’identité islamique du pays : la réforme du système scolaire pour promouvoir les écoles religieuses, le lancement du projet de la plus grande mosquée d’Istanbul, un troisième pont sur le Bosphore, un troisième aéroport devant atteindre une capacité de 150 millions de passagers. Il critique la séparation des pouvoirs, exerce un contrôle accru des syndicats et défend une « AKP’isation » de la presse.

 

Surtout, le culte de la personnalité domine : « le simple fait de toucher notre cher Premier ministre équivaut à faire une prière » disait par exemple le député de la ville de Bursa, Husein Şahin, tandis que le ministre des Affaires européennes Egemen Bagis déclarait : « RTE est la bonne nouvelle envoyée par notre Seigneur à ce peuple »…

 

La montée des protestations depuis 2013

 

Le projet qui a mis le feu aux poudres à Istanbul en 2013 est parfaitement représentatif du parti au pouvoir : il s’agit de reconstruire à Taksim (haut lieu de la République) les murs d’une ancienne caserne ottomane, détruite à la fin des années 1930 et d’y installer un centre commercial ainsi qu’une mosquée à la place du centre culturel Atatürk voisin. Le 31 mai 2013, une poignée de militants écologiste s’y oppose et campe dans le parc. La police réprime avec violence, brûle les tentes et tire des gaz lacrymogènes. Une foule rejoint bientôt le parc de Gezi. Erdoğan insulte les manifestants, le pays entier profite de l’initiative pour clamer son mécontentement. Les cris de « gouvernement démission » et « Tayyip démission » envahissent les rues. De sa prison, Abdullah Öcalan le leader du PKK soutient RTE. Au final, les élections municipales de mars 2014, truquées, sont un franc succès pour l’AKP. 

 

Depuis 2014, Recep Tayyip Erdoğan est président. Il s’est fait construire un palais de 490 millions d’euros aux airs de Palais du Parlement de Bucarest et « ressemble désormais à ceux dont il réclamait le départ dans les années 1990 ». Les dernières élections législatives de 2015 ont montré de quoi était capable le chef de la Turquie : le conflit intérieur avec les Kurdes a été ravivé, le chaos règne dans des villes de Turquie (à Cizre, notamment, entre Irak et Syrie), le parti kurde de Selahattin Demirtaş est menacé d’interdiction depuis qu’il est entré au parlement. Le journalisme devient de plus en plus difficile à exercer. Et puis, il y a ces bombes dont on ne peut toujours bien tracer la provenance et les liens avec l’Etat islamique.

 

Jean-François Pérouse et Nicols Cheviron dressent cependant une sorte de bilan positif des années Erdoğan, en mettant en avant trois progrès : l’accession au sommet de l’Etat d’un représentant du peuple, le recul de l’armée dans l’échiquier politique ainsi qu'un certain pragmatisme. Enfin, ils soulignent la particularité de ce « Nouveau Père » des Turcs : il oppose entre eux ses « enfants » en incarnant la vengeance de tous. Cette inspiration a été nourrie par son histoire personnelle, mais elle devenue celle des déçus de l’islam politique réprimé d'un côté, et celle d’une partie du peuple d’Anatolie méprisé de l'autre. On peut s’étonner du fait que Pérouse et Cheviron ne soulignent jamais le rôle de catalyseur qu’une partie de l’intelligentsia turque laïque et occidentalisée a joué dans la montée en puissance du cas Erdoğan. Espérons pour finir que le Büyük Usta (Grand Maître) ne finisse par précipiter le peuple turc dans le vide - à moins que ce ne soit déjà fait